Le Qatar, Neymar et l’hubris

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A la fin des années 1980, une monarchie du Golfe fit beaucoup parler d’elle dans les médias occidentaux, notamment financiers. Il ne s’agissait pas encore de Dubaï (qui allait devenir la vedette des années 2000) ou du Qatar (l’actuel thème incontournable) mais du Koweït. Début 1988, profitant de la privatisation de BP dans un contexte boursier morose, le fonds souverain de l’émirat prenait progressivement le contrôle de près de 22% du capital de la compagnie pétrolière britannique. Un outrage pour Margaret Thatcher et son gouvernement qui – après moult polémiques et menaces - trouvèrent le moyen légal d’obliger les Koweïtiens à ramener leur part à 9% à partir de janvier 1989. En clair, et règles du libéralisme ou pas, il était hors de question que Londres accepte qu’une ancienne colonie devienne le principal actionnaire – voire le propriétaire – d’un joyau du Royaume-Uni. L’économie de marché, oui, mais pas quand il s’agit d’Arabes…

Cet épisode engendra nombre de débats et d’analyses qui paraîtront très actuels au lecteur. En Occident, la presse multiplia les articles sur les ambitions, jugées « démesurées » et « inquiétantes », du Koweït. Comme par hasard, on commença alors à s’intéresser de plus près à la condition des étrangers asiatiques vivant dans cette pétromonarchie ainsi qu’à celle des populations bédouines sans nationalité (les « bidoun »).

En revendant leurs parts, les Koweïtis firent une grosse plus-value (plus d’un demi-milliard de dollars) et jurèrent que leur objectif n’était que d’engranger des réserves financières pour leurs générations futures. Rien n’y fit. Pour l’opinion publique occidentale, le Koweït était la grenouille (arabe) qui se voulait plus grosse que les bœufs occidentaux. Ce qui explique pourquoi l’image internationale de l’émirat était aussi négative quand il fut envahi par l’Irak en août 1990.

L’affaire du Koweït et de BP illustra une règle d’airain qui demeure encore en vigueur. Les monarchies du Golfe n’ont pas le droit de tout faire avec leur argent. Elles peuvent prendre des participations dans les grands noms de l’économie mondiale mais ne pourront jamais prétendre les acquérir. Elles peuvent multiplier les investissements boursiers, elles se gardent bien d’exiger un siège dans les Conseil d’administration des grandes multinationales.

Le corolaire de cette règle est que ces mêmes monarchies sont aussi obligées de mettre leur argent là où leurs puissants protecteurs les incitent (obligent) à le faire. Armement et défense, aéronautique, secteur financier : une (bonne) partie des pétrodollars ou gazodollars se doit d’être recyclée dans les économies occidentales. Les monarques du Golfe le savent et ils n’ont pas le choix.

Proposons maintenant une reformulation de la règle exposée ci-dessus afin d’aborder l’affaire Neymar, ce joueur brésilien de football dont le transfert mirobolant au Paris-Saint-Germain, propriété du Qatar, défraie la chronique. En fait, si les monarchies du Golfe savent que certains investissements ou certaines acquisitions leurs sont interdits, elles savent que, pour le reste, elles ont le droit (l’obligation ?) de faire n’importe quoi avec leur argent.

Certes, on peut analyser le transfert de Neymar comme une opération économique destinée à faire entrer de l’argent dans les caisses du club (et donc du Qatar). Cela passe par la vente de maillots et la publicité en attendant les retombées financières d’éventuelles victoires dans les grandes compétitions. On peut aussi expliquer que ce transfert est un message géopolitique destiné à signifier que le Qatar, confronté au blocus et à la mise en accusation de ses voisins saoudiens et émiratis, demeure debout.

Il n’empêche. Cet argent dilapidé dans les jeux du cirque aurait pu (mieux) servir ailleurs. On pense au sort des réfugiés syriens, à celui des Palestiniens. On pense surtout à la faim dans le monde, ce scandale politique majeur. Le Qatar est sans cesse à la recherche de moyens de renforcer ce qu’il croit être un nécessaire « soft-power » (stratégie d’influence « douce ») pour survivre aux ambitions hégémoniques de ses voisins. Cela peut se comprendre mais on est en droit de se demander pourquoi nombre de ses investissements et initiatives sont toujours aussi clivants.

En réalité, l’hubris (la démesure) n’est jamais loin dans ses choix. La démesure mais aussi la frustration. Comme son homologue du Koweït, l’émir du Qatar sait qu’il ne pourra jamais se payer Exxon, Total ou Boeing. Ce n’est pas une question de moyens mais de possibilité politique. Alors, il y a le reste. Le somptueux (et non le somptuaire), l’ostentatoire, le « al-bling-bling », tout cela étant encouragé par une foule d’intermédiaires qui ont compris l’intérêt d’exploiter à la fois cette envie d’exister à tout prix et cette compétition phallique entre monarques (et familles royales) qui se détestent et se jalousent.

Le transfert de Neymar ? Qu’importe le prix, avec le PSG renforcé, le Qatar veut être le premier à remporter la Ligue des Champions et faire ainsi la nique à son rival d’Abou Dhabi dont le club de Manchester City échoue depuis des années à s’imposer sur le plan européen.

On terminera cette chronique en relevant que les indignations provoquées par le transfert de Neymar sont légitimes mais qu’il ne faut pas être dupe non plus.

D’abord, chez certains commentateurs, le racisme anti-arabe n’est jamais loin. Ensuite, il est étonnant que personne ne relève à quel point cette affaire est emblématique des temps actuels. Si un patron peut gagner en un an l’équivalent de plusieurs siècles de salaires de ses employés, pourquoi faudrait-il s’étonner qu’un club dépense une fortune pour se payer un joueur (lequel a quelques talents contrairement à pléthore de patrons surpayés) ?

Comme toujours, le football n’est rien d’autre qu’un simple miroir du monde dans lequel nous vivons.

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