Philosophie et psychanalyse // Le face-à-face éconduit

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Il existe une crainte à propos de la psychanalyse : que, derrière une avancée proclamée et célébrée, qui lui confère les attributs d’une discipline plus humaine, elle nous ramènerait en arrière, en deçà d’anciennes pratiques médiévales qu’on retrouve en particulier chez les grands médecins arabes et persans.

Car ces médecins, nous l’avons signalé précédemment, n’hésitaient pas à jouer de la collaboration du patient, en particulier dans l’établissement du diagnostic. Ils réveillaient, à la faveur de cette complicité, ce qu’il y a d’actif et d’alerte dans le malade. Et ils avaient surtout pleinement conscience que de ce réveil — fruit d’une sorte d’amitié naissante — dépendait en grande partie le retour de la santé.

En tout cas pour les maladies qui avaient une composante psychique. De fait, tout en accordant à la parole du patient une place centrale, la psychanalyse évite le face-à-face de ce dernier avec le médecin. Ce que traduit la médiation ou l’interposition du divan. Pour tout un courant de la philosophie d’aujourd’hui, l’épreuve du visage de l’autre homme est pourtant le lieu d’une connaissance singulière, radicalement différente de celle qui est à l’œuvre quand il s’agit d’objets.

L’évitement du visage, en revanche, et dans la mesure où il peut être compris comme le refus de cette connaissance qu’il requiert, serait en réalité le signe d’une volonté plus ou moins assumée d’effacer le visage de l’autre, de le rabaisser au rang de l’objet... Pour le penseur français de culture juive Emmanuel Levinas, cet effacement du visage est précisément ce qui mène à la haine, avec les tragiques développements que l’on a connus lors de la seconde guerre mondiale.

La violence radicale envers l’autre, dans cette conception, n’est pas qu’une affaire d’idéologie. Ou disons qu’avant d’être une affaire d’idéologie, elle est liée à un ordre de connaissance. A l’ordre devenu tutélaire et totalitaire de la connaissance objectivante… Connaissance qui «efface» le visage ! Ce point de vue peut paraître excessif. Nous le discuterons en temps voulu. Mais il rejoint un certain scénario qui concerne la naissance de la psychanalyse et qu’on ne saurait ignorer.

Scénario en deux actes. Premièrement, il y a cette marche héroïque de la médecine qui, bravant le tabou de la dissection du corps humain dès le XVIe siècle, et grâce ensuite à l’arrivée du microscope, a réalisé des progrès considérables dans la guérison de très nombreuses maladies. La fatalité de la malédiction attachée à beaucoup de pathologies est en train d’être levée. Une civilisation maîtresse de son destin se dresse dans l’histoire humaine et la médecine y joue la partition du pionnier et de l’éclaireur…

Deuxièmement, il y a ces maladies de l’âme auxquelles on ne trouve pas de solutions. Auxquelles on voudrait appliquer les trouvailles récentes de la médecine, mais qui résistent à pareils remèdes. Et voilà que cette résistance est comme une ombre au tableau de la marche glorieuse de l’homme vers sa victoire sur le mal. Une tache honteuse qu’il faut absolument ôter ! C’est pour cette mission que la psychiatrie est réquisitionnée, sommée de livrer une solution… Ce qu’est la psychanalyse !

Une solution, non pas tant cependant à la souffrance humaine, mais au désordre que celle-ci provoque dans la société et, surtout, à l’objection qu’elle constitue par rapport à la représentation que la civilisation européenne se fait de sa capacité d’apporter le salut à l’humanité ! Il s’agit, en fin de compte, de réaffirmer le triomphe total de l’esprit positif de la science sur le mal. De consacrer la supériorité de la civilisation qui s’appuie scrupuleusement et strictement sur ses méthodes.

La rupture du face-à-face, dans ce scénario, est donc bien synonyme de repli par rapport à la révolution engagée : révolution perçue d’abord comme ouverture à l’épreuve de l’altérité. Il n’y a plus écoute — poétique pour ainsi dire — d’une parole, il y a d’emblée froide analyse, déchiffrage d’un discours codé selon une grille prédéfinie, dissection de ses articulations en vue d’un signifié caché, d’un supposé message sous-jacent… Il n’y a pas levée de la violence exercée par la médecine sur le malade mental, il y a remplacement d’une violence par une autre, en ce sens qu’à travers ce traitement de la parole du malade, on l’a tout simplement réduit au silence.

Car la science du médecin se charge désormais de parler à sa place. De nous délivrer d’autorité le sens de ce qu’il dit ! Bref, en évacuant son visage, elle abolit aussi sa parole comme lieu sacré d’une identité personnelle qui appelle le respect d’une écoute. Le fait que le but déclaré soit de guérir, de délivrer l’autre homme de ses souffrances, ne change pas fondamentalement la donne: l’autre homme est nié en tant que tel.

Le rétablissement de sa santé, comme projet, se fait sur les décombres de son humanité véritable… Il est «traité», restitué à l’ordre de la normalité pour le bon fonctionnement d’une société jalouse de sa cohésion et de son image. Celui d’une société moderne, plus émancipée et pacifiste (mais, demain, d’une société plus belliqueuse, plus débridée et plus dominatrice: pourquoi pas ?!).

Face à une telle attaque, la psychanalyse dégaine bien sûr ses arguments, que nous essaierons de connaître…

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