Samedi soir au Cinéma l’Alhambra au Zéphyr. Tunis by day regarde un film Tunis by night en soirée. Film phare qui a joui d’une grande publicité, il passe dans plusieurs salles de la capitale et de l’intérieur en même temps et dont le réalisateur assez connu, a déjà fait ses preuves comme on le dit dans le métier.
Avec en tête d’affiche, le ténébreux comédien « Bogardien » de Tuniswood, Raouf Ben Amor. Sa prestation éclipse le jeu mécanique des autres acteurs. Rien ni personne n’égale ce gentleman séducteur et cambrioleur des âmes qu’il captive et malaxe selon son bon vouloir. Il crève l’écran avec son air désabusé, mi-cynique mi-amer, son allure dérangeante à la Sherlock Holmes et sa démarche chaloupée.
Incarnant à la perfection le rôle d’un imposant animateur de chaîne de radio qui passe sa dernière émission du soir avant de sortir à la retraite. Retraite Tunisienne qui est un prélude à Chronique d’une mort annoncée d’avance, mais il a son idée derrière la tête. La sortie doit se faire par la grande porte, mais il préfère la dérobée en finale par la petite : celle d’un rebelle enragé qui a gros sur le cœur.
Tristounet, il confie d’une manière laconique son mini-show à son confident, le chauffeur de taxi qui le ramène devant chez lui chaque soir après le boulot. Ses compères sont tous des joyeux lurons qui partagent son insatisfaction et son dégoût de la réalité actuelle. Ils sont vrais, authentiques, sympathiques : Hamadi le barman du bar où il s’installe tous les soirs pour boire sa bière, son vieux compagnon hassouna le roi des buveurs et sa prétendue cousine, mi-ogresse mi-prédicatrice, qui comprend tout à demi-mot.
Ils ont en commun avec lui, l’intellectuel désenchanté, une intelligence incisive et une vision lucide sur une société en voie de perdition, à l’aube d’un 14 janvier naissant, d’une révolution encore trébuchante exprimée d’un ton feutré et avec un art abstrait visualisé par le réalisateur, Elyés Baccar.
Revenons à notre prestidigitateur, Si Youssef, a donc concocté tout seul le programme original détonant de sa dernière soirée du bal d’Orgeval, à la manière de Radiguet. Il s‘annonce en improvisant hors-circuit et hors-autorisation, défiant les normes et règles instaurées par la hiérarchie autoctoriale supérieure. C’est la planque, car une voiture de police l’attendra à la sortie d’ailleurs, puisque le flot de paroles poétiques provenant de textes aux résonances polémistes et politiques, à la désignation expressément équivoque, reflète le dysfonctionnement du régime mis en place.
Sa parole confisquée, l’émission controversée est tout de suite interrompue. Sur ordre impérieux du seigneur de la radio alias des anneaux qui passe du bon temps ailleurs. Un interrogatoire tout en douceur obligée invisible lui est réservé en quittant définitivement l’établissement ; grotesque cadeau d’adieu. Indemne mais meurtri, il s’attable après à sa table du bar, commandant à la surprise de tous un verre d’eau comme source de purification après cette ambiance putrifide.
Déambulant dans le dédale des rues, Si Youssef rentre dans la grande cathédrale de Tunis et demande au christ, crucifié et rédempteur, si le bon dieu l’aime pour lui infliger autant de tourments et pénibles épreuves. La lassitude et l’impiété font la paire chez lui et lui rongent les os, il fait en vain son mea culpa. Las, là, là-bas, ici et ailleurs, le hic et le nunc. Entre -temps, sa famille le cherche de partout, il rentre dare-dare en état d’ébriété dans son taxi providentiel pour tomber dans les bras son épouse, anxieuse et éplorée.
Aziza est une femme bigote et délaissée par ce lointain époux qu’elle a pourtant épousé par amour sur les bancs de l’université. Elle a longtemps lutté contre un mal incurable dont elle en sort guérie mais démunie. Mais le danger guette cette fois-ci son foyer et sa famille qui partent à la dérive .Le lendemain matin, à son réveil, les portes de l’enfer s’ouvrent de nouveau sur Si Youssef, qui découvre ahuri le désordre et la souffrance qui sévissent dans sa maisonnée.
Son fils, rentré intempestivement désillusionné après des études imposées aux Etats-Unis, tombe dans le gouffre de la piété salafiste actuelle, afin d’éviter le malentendu et les silences qui règnent entre son père et lui. La confusion des sentiments s’accroît de plus en plus surtout que chacun s’enferme dans cocon et que l’incommunicabilité devient la devise de la maison.
Ceci nous suggère des scènes cruciales des intérieurs woodyalleniens, des personnages qui gesticulent et agissent à la manière pasolinienne. Le drame avance à pas de géant au seuil de la porte ; incarné par la désespérance suicidaire de la fille-sœur ; qui s’enlise et s’évapore au rythme flou de l’alcool, de la drogue et de la sexualité expiatoire d’une sensation imminente de danger-vacuité, elle crie sa douleur pour exprimer sa présence, évacuer ce mal de vivre de rejet.
Comme dans Décaméron de Pasolini, Personne ne comprend personne : mutisme et individualisme persistent ! Au grand dam de sa mère, au grand étonnement de son père et harcelée par un frère obtus, éperdue d’amour pour un garçon volage qui la malmène ; elle porte atteinte à sa vie, en réchappe comme par miracle et récolte les soupirs maléfiques et les culpabilités éperdues de sa chère famille.
La déraison se transforme en dérision, il faut sauver à tout prix la jeunette. Cette rescapée troyenne, auxquelles les autres acolytes font pendants, en se débattant dans leur naufrage comme Ulysse lors de son périple. Représentatif du système sociopolitique régnant et d’un huis clos familial, Si Youssef et sa famille en réchappera-t-il ou pas ?
Tel est le tableau final de ce film interrogatoire qui se présente comme une leçon de témoignage d’une révolution rhédibtrice. Prestation inconditionnelle d’un comédien hors du commun, une étoile est née, chantait Barbara Streisand, que dieu nous la garde, elle ne doit pas filer entre nos doigts…