Il y a quelques temps, un ami français m’a posé la sempiternelle question du « pourquoi les musulmans ne se mobilisent pas pour condamner le terrorisme ? » Posée très sérieusement, et avec tout le tact nécessaire – ce qui est rare – cette interrogation m’a fait soupirer et sourire. Comme j’étais de bonne composition, j’ai esquivé, éludé et évité une discussion susceptible de mal se terminer.
Etre jugé comptable, d’une manière ou d’une autre, des crimes ou agissements d’autrui au prétexte de sa confession ou de sa culture est exaspérant et de moins en moins supportable. On a beau le dire et le répéter, cela persiste. C’est devenu un lieu commun contre lequel il est vain de s’emporter.
En octobre 2014, voici ce que j’affirmais dans les colonnes de l’hebdomadaire Télérama à propos des appels demandant à la communauté musulmane de réagir à l'assassinat, en Algérie, du journaliste français Hervé Gourdel : « ils [ces appels] traduisent une contradiction fondamentale : d'un côté, on met en garde les musulmans contre toute forme de communautarisme ; de l'autre, on les intime, en tant que musulmans, à condamner officiellement cet acte ignoble. C'est une manière d'affirmer que les musulmans restent une exception dans le modèle républicain. N'importe quel être humain réprouve ces crimes épouvantables. On n'a pas besoin de demander aux gens de s'en désolidariser ou d'exprimer leur dégoût : ça coule de source. » (1)
Pour en revenir à cet ami, il faut que je vous explique les raisons de mon sourire. Cadre supérieur dans une grande multinationale, il a fini par craquer face à la pression de son management et, c’est lui-même qui l’explique ainsi, face aux ordres et contre-ordres permanents de ses supérieurs. En un mot, il a lâché prise car il ne supportait plus les injonctions contradictoires dont il faisait en permanence l’objet. Faire plus mais avec moins de moyen. Viser tel segment de clientèle mais ne pas oublier tel autre. Définir des procédures claires mais ne pas les respecter à la lettre, etc. Tout cela pour dire que les injonctions contradictoires sont épuisantes et qu’à la longue, elles peuvent rendre fou.
Dire aux musulmans ne soyez pas communautaristes mais réagissez en communauté est à la fois dangereux et stérile. Cela peut engendrer une certaine forme d’amertume et d’agacement. Après les attentats de janvier 2015, un confrère m’a demandé pourquoi les musulmans n’étaient pas présents à la marche contre le terrorisme. J’ai répondu que beaucoup y étaient mais qu’ils auraient certainement dû porter djellabas, gandouras, burqas et robes à capuchon pour le rassurer et pour que l’on puisse clairement les identifier…
Ces derniers jours, l’injonction a pris une autre forme. Pour tout musulman, ou supposé tel, il faudrait absolument réagir aux accusations de viol et de harcèlement portées par plusieurs femmes à l’encontre de l’islamologue suisse Tariq Ramadan. Ainsi, à en croire nombre de médias français parmi lesquels les quotidiens Le Monde et Libération, le « silence des musulmans » poserait problème. Pour ma part, rejoignant en cela l’écrit d’un confrère du MuslimPost (2), ce qui pose problème c’est justement de ne pas privilégier le silence et la retenue. C’est de ne pas se taire et donc de rajouter confusion et violence verbale à une affaire déjà dramatique.
Cela vaut d’abord pour les soutiens bruyants de Ramadan qui se déchaînent sur les réseaux sociaux en déversant un flot nauséabond d’accusations complotistes et antisémites. Quand une femme accuse un homme de viol, la première des choses est de l’écouter et de la respecter. C’est la seule ligne de conduite qui prime. Certes, l’accusé est réputé innocent jusqu’à ce qu’il soit jugé mais, dans ce genre d’affaire, on ne doit pas oublier qui est la victime présumée. Et dans le cas présent, il s’agit de femmes qu’on livre à la vindicte populaire et à la lâcheté des commentateurs anonymes.
Le silence donc ! Il devrait être aussi la ligne de conduite morale des accusateurs de Ramadan qui, de plateaux en plateaux, entonnent l’air du « on vous l’avait dit » et pour qui l’affaire semble être déjà jugée.
Pour eux, l’occasion est trop belle de régler une bonne fois pour toute leur compte à celui qu’ils considèrent comme un ennemi politique. Il est d’ailleurs intéressant de relever que nombre de celles et ceux qui critiquent « le silence » des musulmans face à cette affaire sont ceux qui appelaient à la retenue et à la prudence en 2011 (quand ils ne dénonçaient pas un complot) après l’arrestation pour violences sexuelles de Dominique Strauss-Kahn (3). Pour eux, il y aurait donc des individus qui ont droit à la présomption d’innocence et d’autres pas…
Mais revenons au « silence des musulmans ». Pourquoi d’ailleurs leur faudrait-il réagir ? Tariq Ramadan n’est pas leur chef, ni leur « pape » ni leur guide, ni leur calife, ni leur imam ni même leur champion pas plus qu’il n’est le représentant attitré de telle ou telle communauté.
Certes, comme tout personnage public, il a ses afficionados mais décider que l’ensemble des musulmans de France (et d’ailleurs) sont concernés par ce qui lui arrive, c’est une forme d’assignation que l’on ne peut accepter. Finalement, avant même son dénouement, cette affaire en dit long sur les biais divers qui affectent le système politico-médiatique français dès lors qu’il s’agit, de près ou de loin, d’islam.
Notes :
(1) « Entretien : Les musulmans français victimes d'amalgames », propos recueillis par Gilles Heuré, Télérama, 11 octobre 2014.
(2) « Tariq Ramadan : le silence, notre seule responsabilité », Frédéric Geldhof, LeMuslimPost, 31 octobre 2017.
(3) La chronique du blédard : L'affaire DSK et la cause des femmes, Le Quotidien d'Oran, jeudi 19 mai 2011.