Philosophie et psychanalyse /// Le message d’une ruse nocturne

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S’agissant de la manière avec laquelle le génie de l’homme a su répondre au fait de la folie depuis qu’existe sur terre l’aventure humaine, il serait assurément très profitable d’explorer la diversité des propositions.

Nul doute que chaque civilisation a en cette matière sa marque propre : nous avons, les semaines précédentes, évoqué la Grèce ancienne, à travers ses récits mythologiques que le théâtre tragique a mis en scène, mais cela ne doit pas nous faire oublier que l’Egypte ancienne, la Mésopotamie, la Carthage punique, la Chine ancienne, l’Inde, la Perse ou encore les mondes amérindiens et les royaumes méconnus d’Afrique subsaharienne, tous ont eu sur le sujet quelque chose à nous dire. Et ce qu’ils auraient à nous dire, aussi bien à travers certains récits légendaires qu’à travers certaines pratiques médicales, nous renseigne peut-être sur quelque chose d’essentiel concernant la richesse de leur singularité.

Le choix de la Grèce, dans cette chronique, a donc sa part d’arbitraire. Mais il se justifie pour une double raison : d’abord parce qu’il permet, de façon commode, d’échapper à l’entreprise trop colossale qui consisterait à restituer la diversité des réponses produites à travers les âges par les différentes civilisations et, ensuite, parce que l’exemple grec offre malgré tout la possibilité de prendre du recul par rapport à l’approche moderne et ses postulats. Dans la mesure où notre ambition est seulement de nous dégager d’une conception dominante, prisonnière peut-être de ses triomphes proclamés, la Grèce ancienne suffit pour donner une idée de ce dont était capable le génie des anciens temps, dans sa version «païenne».

Encore que la modestie nous dicte ici de souligner que ce que nous croyons reconnaître dans le mythe d’Oreste, sur lequel nous nous sommes attardés dans la précédente chronique, n’est qu’une tentative de lecture. Elle a cependant pour elle le mérite du respect des textes, en tant que vecteurs d’un récit dont le propos ne saurait être réduit à l’une de ses parties, contrairement à ce que suggère la lecture que fait Freud du récit d’Œdipe.

Que disons-nous ? Que l’épreuve de la folie chez Oreste est la traduction dans l’âme de l’homme d’un combat dont l’enjeu est une redéfinition de la justice. Oreste commet un crime qui suscite la colère des Erinyes, mais son crime est rendu nécessaire par le fait que la cité d’Argos est désormais gouvernée par un «serpent à deux têtes», à savoir sa mère Clytemnestre et son amant Egisthe… Sa volonté de venger son père contre sa propre mère est, pour ainsi dire, doublée d’une mission sacrée, ayant fait d’ailleurs l’objet d’une demande expresse de la part du dieu Apollon : «libérer» la ville.

Oreste traverse l’épreuve de la folie mais ne perd pas le fil qui mène, tout à la fois à établir l’ordre d’une nouvelle justice parmi les hommes et à se libérer lui-même des entraves dont l’enlacent les déesses de la Nuit.

Descartes est passé par la nuit du doute radical pour conquérir le roc d’une certitude, celle du cogito : Oreste, lui, a connu la nuit de la perte des sens pour arracher la vérité d’une nouvelle justice, par rapport à laquelle les Erinyes ne peuvent plus agir aveuglément, sans bienveillance et sans clairvoyance dans la défense des interdits fixés par les dieux. C’est tout le propos de la dernière partie de la trilogie d’Eschyle !

Cette traversée de la nuit est synonyme de souffrance et de purification. Le mandat apollinien dont dispose Oreste ne l’en dispense pas. C’est à ce prix que l’homme se redonne son statut privilégié d’ami et d’allié des dieux, de combattant par qui l’ordre qui gouverne en haut dans le Ciel et en bas dans la Cité des hommes triomphe du Chaos primordial. Et l’exemple d’Œdipe ne nous dit pas autre chose, bien que son épreuve à lui ne soit pas la nuit de la folie mais celle de la cécité.

Cécité à laquelle s’ajoutent cependant l’errance de l’exil ainsi que des malheurs sans nombre, à travers ce qui arrive à ses enfants, tous broyés par un destin implacable.

Avant d’être celui qui se fraie un chemin vers l’interdit de l’inceste à son propre insu, comme veut le faire croire Freud pour en faire l’emblème de nos pulsions secrètes, Œdipe est l’homme qui accepte sans faiblir l’épreuve – insoutenable – de son propre destin parce qu’il est gagné par la certitude intérieure que sa souffrance l’élève au rang des dieux. Et que «le souvenir du mal qui tombe goutte à goutte sur le cœur de l’homme pendant son sommeil, la sagesse y pénètre, même malgré lui, sous la contrainte bienfaisante des dieux assis sur leur banc auguste», pour faire écho à la voix du chœur dans l’Agamemnon, première tragédie de l’Orestie.

Retenons donc ce paradoxe de la folie chez les Grecs anciens : elle est à la fois la réponse des déesses vengeresses de la Nuit, gardiennes des interdits sacrés et, dans la mesure où l’épreuve et la souffrance en est acceptée, le moyen de reconquérir son statut de demi-dieu : une ruse nocturne, pour ainsi dire, par laquelle l’homme se fait, aux côtés des immortels, l’artisan de l’ordre et de la justice dans le monde.

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