Philosophie et psychanalyse /// Cet étranger de l’intérieur

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La méthode, qui est la grande trouvaille de la pensée moderne depuis Descartes, peut bien nous livrer quantité de nouvelles connaissances sur les causes de la folie et sur la multiplicité des formes qu’elle peut prendre, parmi lesquelles certaines n’entraînent pas encore une rupture avec le groupe social, tandis que d’autres rendent la relation avec ce dernier tout à fait impossible.

Elle a très certainement permis aux spécialistes de se libérer d’une conception ancienne qui mêlait des données de l’observation à d’autres issues d’une vision imaginaire en ce qui concerne le fonctionnement du corps et sa relation avec l’âme. La médecine d’aujourd’hui y voit beaucoup plus clair, dans la mesure en tout cas où la folie est un « phénomène » qui, en tant que tel, se prête à l’observation et à l’analyse.

Mais le problème, c’est que la folie nous met en présence d’autre chose que d’un phénomène. Et ce qui apparaît à l’intelligence des médecins, c’est que la guérison, ici, suppose justement que l’on ne s’en tienne pas à une relation à la folie qui soit relation à un phénomène. Elle suppose également, et peut-être plus essentiellement, une approche humaine qui relève de l’accueil ou de l’hospitalité…

Car le fou est d’abord un étranger. Il est l’étranger de l’intérieur de la communauté. Sa présence dans la société, son visage tourmenté, son air absent, son propos décousu, cela renvoie à une part qui sommeille en chacun de nous, et dont le surgissement dépend d’une simple cassure qui peut survenir à tout instant…

Une ressemblance intime

Le 10 octobre dernier, et comme chaque année depuis 1992, le monde a célébré la Journée de la santé mentale. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) en a profité pour mettre en ligne des conseils de prévention contre la chute dans la démence. On apprend à cette occasion qu’il existe tout un ensemble d’activités et de gestes à suivre pour diminuer le risque : faire un peu de sport, manger sainement, éviter l’abus d’alcool, respecter son besoin en sommeil, entretenir une activité cérébrale régulière…

Ce qui, soit dit en passant, nous rappelle que les drames de l’enfance ne sont pas les seules données pertinentes dans l’étiologie de la folie. Ces recommandations reposent sur des études statistiques, mais il n’existe pas de lien de cause à effet évident, de parfaite nécessité entre tel comportement et le basculement dans la folie…

Ce qu’on appelle l’effondrement reste, en lui-même, un événement inexpliqué et inexplicable. A partir de là, on peut affirmer que les comportements les plus contraires aux recommandations de l’OMS pourront malgré tout échapper à la démence, tandis que les comportements les plus respectueux ne pourront jamais mettre le sujet complètement à l’abri d’une telle éventualité. Parce que, au-delà de ces considérations préventives, il y a en chacun de nous un fou qui peut se frayer un chemin et faire irruption dans notre vie à l’improviste…

La difficulté dans la relation à l’étranger, c’est que, tout en étant très différent, il révèle en nous quelque chose d’intimement semblable. C’est vrai de l’étranger de l’extérieur, celui qui vient d’autres horizons et qui ramène avec lui la mémoire d’une autre patrie, mais c’est également vrai de cet étranger de l’intérieur qu’est le fou. La tentation de le rejeter est d’autant plus grande qu’il nous ressemble. Ou qu’il nous rappelle une ressemblance qu’on préférerait parfois oublier.

En ce sens, l’hospitalité à l’égard de l’étranger en général, et du fou en particulier, est toujours aussi hospitalité à l’égard de soi. Et la question est donc de savoir si nous pouvons faire preuve, ou faire acte, d’hospitalité, dans la démarche thérapeutique face au fou, si nous baignons dans une culture qui ne sait pas et qui ne veut pas faire une place à cette hospitalité à l’égard de soi, c’est-à-dire à l’égard de la partie de soi qui est synonyme d’irruption possible de la folie.

Incontournable hospitalité

La limite dramatique de la psychiatrie traditionnelle, là où elle se trouve obligée de singer la médecine physique alors qu’elle a affaire à l’âme humaine, c’est celle qu’elle se dresse à elle-même lorsqu’elle ne veut pas envisager que c’est seulement en se faisant fou qu’on va à la rencontre du fou et qu’on peut lui venir en aide.

Tant qu’on s’attache à cultiver la frontière entre folie et raison, et qu’on s’évertue à montrer, à soi et aux autres, qu’on se situe dans le bon camp, on s’interdit toute possibilité de se rendre utile, médicalement parlant.

Se faire fou, ce n’est bien sûr pas céder à un quelconque relâchement des sens qui nous ferait perdre le contrôle sur nos paroles et sur nos actes. Se faire fou, c’est justement s’ouvrir à cette dimension de soi par rapport à laquelle la folie est imminence, est déjà présence.

C’est seulement à travers cette ouverture en direction de ce qui est obscur dans notre intériorité que s’accomplit l’acte d’hospitalité à l’égard de l’étranger de l’intérieur, à l’égard du fou. C’est pour cette raison que cette hospitalité est fondamentalement une épreuve : une épreuve de l’autre, qui est d’abord épreuve de soi. La descente dans ses propres profondeurs intimes est ici tendue vers la découverte de l’autre, loin d’être une manière de se détourner de lui. Elle est commandée par une volonté de le rejoindre là où il se trouve…

On touche là une dimension de l’hospitalité qui, contrairement à l’accueil peut-être, comporte essentiellement ce mouvement d’aller vers l’autre dans le geste de s’ouvrir à lui et de lui faire une place dans son monde à soi… L’hospitalité comporte la possibilité de bouleverser et de dilater son être propre de telle manière que la différence de l’autre puisse y trouver le meilleur séjour : celui qui lui permet de se dire.

L’hospitalité n’est pas en elle-même, de façon positive, un moyen de guérir. Mais, de façon négative, elle prévient la tentation néfaste qui consiste à enfermer le fou dans le désordre de son monde. Elle préserve la société du mal qu’elle se fait aussi à elle-même en condamnant le fou à un irrévocable exil dans sa solitude.

Car elle ne sort pas indemne d’un tel acte : elle en subit la violence en retour, par un enfermement dans l’enclos de ses mimétismes et par la tyrannie de ses normes sociales… Et elle sauve enfin la médecine d’une incohérence majeure, quand celle-ci croit pouvoir apporter un remède à un mal pour lequel elle a suscité la fatalité d’une aggravation.

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