Philosophie et psychanalyse /// L’âme dans le prisme des Grecs

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Il n’est pas interdit de s’autoriser un sentiment de stupeur à l’écho de cette question que nous énoncions la semaine dernière : qu’est-ce que l’âme ? L’attitude philosophique tient au moins autant dans le désir d’apporter une réponse à toute question posée que dans l’intuition qu’il n’est pas de réponse qui tienne face à certaines questions…

La philosophie est aussi l’art de défaillir, de laisser advenir ce que les Anglais rendent de façon si merveilleuse par le verbe “to collapse’’ où résonne, plus encore que dans la «syncope» du français, l’idée à la fois de chute impromptue, synonyme elle-même de perte de conscience et, d’un autre côté, de collision…

A vrai dire, le «défaillir» n’est pas seulement absence de réponse : il est, en tant que cette absence, la réponse elle-même !

Mais en quoi se justifie ce mouvement de retrait de la raison ? Tout d’abord, l’âme qui est nécessairement le siège de la connaissance chez l’homme, peut-elle se donner soi-même pour objet … soi-même qui, en cet instant présent, cherche à se connaître, puis qui demande maintenant si pareille chose est possible qu’une chose qui connaît tourne la pointe de sa connaissance dans sa propre direction ?

N’est-il pas évident que l’âme, dès lors qu’elle cherche à se connaître, ne cesse de se dérober à elle-même par l’endroit précis à partir duquel elle relance le projet d’une telle connaissance, à l’image d’un chien qui voudrait se mordre la queue et qui n’en récolterait que vertige ? Car la tentation de figer l’âme en une posture particulière pour la rendre connaissable est déjà en soi une façon de la fausser, d’en trahir la nature. Et ce que nous connaîtrions d’elle ne serait plus exactement elle : son ombre, plutôt ! Bref, son objectivation serait une fatale distorsion.

Quant à l’âme de l’autre homme, qui pourrait donner la chance d’échapper à ce tournis en présentant l’espace d’un vis-à-vis, elle n’offre à mon regard que sa seule représentation qui, par rapport à son intériorité, est au moins autant l’expression qui révèle que l’écran qui dissimule… De sorte qu’à chaque fois que je crois saisir la chose, il s’avère qu’un abîme m’échappe. Ce pis-aller n’est donc pas davantage satisfaisant.

De l’ignorance de Socrate au mythe de Platon

Ensuite, et de façon plus essentielle, la philosophie se distingue fondamentalement de cette rage d’expliquer qui caractérise la psychologie de beaucoup de nos savants. Ce qui signifie que, face à une question comme «qu’est-ce que l’âme ?», elle sait s’exposer à ce qui, venant de la chose, déconcerte, fait perdre à la raison son équilibre.

Avant d’être mise en échec par la nature de son objet, la raison véritablement philosophique — amoureuse de la sophia — reconnaît le moment où la juste réponse est de s’incliner, d’amorcer un pas en arrière et de faire silence.

L’entêtement à connaître et, à l’image des sophistes, à faire montre de sagesse est aveuglement dans le cas présent, et le savoir auquel il donne lieu est nécessairement un faux savoir. D’où le fait que la «psychologie» — la «science de l’âme» — est très souvent le lieu précis où savoir et prétention font si bon ménage. A l’inverse, un renoncement à connaître est paradoxalement une façon de s’ouvrir à l’horizon de la chose et d’en supporter la présence…

Mais on a l’air d’ignorer ici que la philosophie elle-même a tenu un discours sur l’âme, et que c’est sans doute elle qui a commencé par le faire. Il faudrait toutefois rappeler ici certaines données importantes. Premièrement, si la sentence dont se réclame le père de la philosophie — «Connais-toi toi-même!» — invite Socrate, semble-t-il, à connaître son âme, on note que l’intéressé n’a pas produit un savoir positif correspondant à cette invitation.

Ce qu’il a fait, bien plutôt, c’est combattre chez ses concitoyens la prétention au savoir tout en avouant que, pour ce qui le concernait, la seule chose qu’il sût, c’est qu’il ne savait rien.

Deuxièmement, quand on en vient à Platon, on remarque que le thème de l’âme est abordé d’une façon particulière. Dans le même dialogue que nous évoquions la semaine dernière, le Phèdre, l’auteur pose un moment la question de la nature de l’âme, et voilà de quelle façon il s’exprime : «Pour dire quelle sorte de chose c’est, il faudrait un exposé en tout point divin et fort long, mais dire de quoi elle a l’air, voilà qui n’excède pas les possibilités humaines» (246-a).

Autrement dit, l’exposé «en tout point divin et fort long» est, lui, quelque chose qui excède les possibilités humaines. Il ne s’agit pas de dire que c’est difficile ou que le moment n’est pas opportun pour un développement qui serait trop long : non, l’impossibilité dépasse les considérations liées aux circonstances. Elle est liée à la chose même et c’est ce qui dicte à Platon de se contenter de parler de ce dont « elle a l’air » !

Ce qu’il fera dans la suite de ce passage en adoptant le discours imagé du mythe pour nous parler du fameux attelage ailé…

Le même recours au mythe aura lieu dans un autre texte important où il est question de la nature de l’âme, le Timée. Et cela nous amène à penser que le mythe permet à Platon de contourner une difficulté qu’il a préalablement bien identifiée.

L’acte d’un corps organisé

L’objection semble cependant devenir plus sérieuse avec Aristote et son traité De l’âme (Peri psychès). Aristote est le premier philosophe dont la pensée donne lieu à un système organisé et la psychologie va trouver place dans ce système, aux côtés de l’ontologie, de la cosmologie, de la biologie…

C’est dans la seconde partie du traité que l’on trouve les développements sur l’âme en tant que «substance», avec cette affirmation centrale selon laquelle l’âme est «l’acte d’un corps organisé».

On voit d’ores et déjà, par cette formulation, que la psychologie aristotélicienne se confond avec une biologie, en ce sens que l’âme ne concerne pas uniquement l’homme chez ce penseur, mais tout corps vivant : l’âme est ce en vertu de quoi tel corps vivant est précisément vivant ! Et cela s’étend non seulement au règne animal, mais aussi au règne végétal et peut-être même au règne minéral. En tant que corps vivant, ce corps accomplit ce dont il est en puissance : il l’est en acte.
Et c’est précisément en quoi réside son âme !

Il faut remarquer pour finir que Platon, malgré le passage que nous avons souligné, développe de son côté un discours rationnel sur l’âme, avec cette même approche qui déborde le règne de l’homme. Platon définit alors l’âme comme ce qui meut sans être mû. C’est ce qu’on appelle l’auto-motricité. Aristote l’évoquera d’ailleurs dans son traité quand il s’agira pour lui de recenser ce qui s’est dit sur l’âme par ses prédécesseurs…

Que signifie cette double attitude, apparemment contradictoire, chez Platon ? Et, d’autre part, que signifie aussi le fait qu’Aristote applique à l’âme cette même approche de l’entomologiste qui le caractérise et que nous évoquerons la prochaine fois ?

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