Philosophie et psychanalyse /// Le mythe dans la pensée d’Aristote

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Il n’existe pas dans l’œuvre d’Aristote de recours au discours mythique comme c’est le cas dans les textes de Platon. Une sorte de rigueur théorique dans le développement de l’idée rend chez lui la chose presqu’incongrue.

Mais on est tenté de se demander si le renoncement au discours dialogué au profit d’un discours solitaire n’est pas ce qui induit cette réticence. Car le style dialogique confère une dimension sociale à l’activité philosophique. Avec lui, cette dernière est déjà une représentation en miniature de ce qu’est une communauté humaine, soucieuse, c’est vrai, de mettre les ressources intellectuelles des uns et des autres au service de la vérité…

Mais en tant que société, ou micro-société, elle est naturellement portée à laisser une place au religieux, et c’est là qu’entre en scène le mythe. On laissera ici de côté la raillerie que le jeune Nietzsche réserve au mythe platonicien qu’il considère dans sa Naissance de la tragédie comme l’expression d’une dégénérescence de l’ancienne morale grecque et de son «dionysisme»: « Dire à l’homme de peu d’esprit / La vérité sous une image», dit-il en citant le fabuliste allemand Gellert…

Cette critique recevra peut-être sa réponse en temps voulu. Ce qui nous importe ici, c’est de relever que, dans son «monologue», Aristote se trouverait, lui, dans une situation où il serait dispensé de ce besoin de faire une place au religieux…

La poésie, une philosophie disqualifiée ?

Cette explication, si elle en est une, n’est en tout cas pas la seule. Une autre est que, sur presque tous les thèmes qui se proposent à l’étude, la méthode d’Aristote consiste d’abord à faire le tour de ce qui s’est dit par ses prédécesseurs. Ce qui nous permet d’ailleurs de nous rendre compte que, au-delà des deux figures bien connues de Socrate et de Platon, il en existe une foule d’autres auxquelles notre philosophe fait allusion et avec lesquelles il s’explique de façon critique.

Or, précisément, ce traitement critique auquel il soumet ses devanciers autour de tel ou tel sujet engage des considérations qui relèvent du bon usage du raisonnement. Celui-là même qu’il thématise dans ce qu’on a coutume d’appeler l’Organon et qui regroupe pas moins de cinq ouvrages : les Catégories, De l’interprétation, les Premiers Analytiques, les Seconds Analytiques, les Topiques et la Réfutation des arguments sophistiques.

Philosopher, c’est penser droitement, selon le bon usage. Maintenant, le mythe, en tant que production de la poésie, n’est pas sans lien avec la philosophie. Dans la Poétique, Aristote engage un moment une comparaison avec l’histoire et affirme que la poésie est quelque chose de «plus philosophique» car, écrit-il, elle s’occupe de généralités là où l’histoire restitue des détails.

Ce même point de vue, on le retrouve d’une certaine façon dans le texte de la Métaphysique (A, II), où il est dit que «l’amateur des mythes est en quelque manière amateur de la sagesse». Aristote explique cela par le fait que mythe et sagesse répondent tous deux à l’étonnement qui, comme on sait, constitue un concept fondamental de la pensée aritotélicienne. L’étonnement est le point de départ de l’activité philosophique !

On peut donc dire au moins que, pour Aristote, le mythe a quelque chose de philosophique en ce sens qu’il résulte d’un étonnement qui ne porte pas sur des détails de ce qui est, mais sur des généralités de ce qui pourrait être… L’histoire d’Œdipe, par exemple, n’a peut-être pas eu lieu, de toute façon pas telle qu’elle nous est rapportée par les poètes, mais elle pourrait avoir eu lieu et ce qu’elle dit est une réponse à la question de ce qu’est l’homme ainsi que de sa relation au monde et aux dieux…

Seulement la poésie ne se soumet pas aux règles du bon usage de la pensée. Elle est bien mue par un ressort qui pourrait conduire vers le discours rigoureux de la philosophie, mais elle choisit un autre chemin… La conséquence, c’est qu’elle n’a même pas sa place dans le concert des penseurs qu’Aristote convoque dans les premiers chapitres de ses ouvrages pour critiquer leurs positions.

Une éclipse qui rime avec centralité

La question est cependant de savoir si, à l’image du Platon de la République, Aristote procède à l’éviction de l’ancien discours mythologique des murs de la cité ou si sa position est différente. Nous pensons pour notre part que non seulement le mythe garde une place dans la philosophie d’Aristote mais que cette place est centrale.

La raison à cela est que le discours philosophique dans son ensemble peut et doit être compris comme une herméneutique de la tradition du discours mythologique : une façon d’en saisir l’essentiel et, plus encore, une façon de répondre à l’injonction divine qu’il recèle… Toute l’éthique et toute la politique aristotélicienne, avec le principe déterminant de la «phronesis», que l’on traduit par «prudence», sont commandées par la réponse à cet essentiel qui transparaît et qui émerge de la tradition mythologique…

Bref, c’est le mythe qui fait la jonction entre le théorique et le pratique dans la philosophie d’Aristote. En ce sens que, premièrement, cette sagesse pratique, cette prudence qui gouverne l’action de l’homme avisé dans la cité et dans le monde, n’est rien d’autre, au fond, qu’une activité herméneutique menée par l’action et pour l’action et qui est tournée vers le fond de la tradition mythologique. Et que, deuxièmement, toute la partie théorique de l’œuvre d’Aristote, qui a fasciné la philosophie plus tardive et qui a été coupée de ses racines, n’a elle-même de sens que placée sous l’autorité et le commandement de cette prudence herméneute.

La connaissance de la nature ne relève pas d’une passion autonome, dissociée de l’engagement dans l’action : elle est le requisit de la nouvelle façon de répondre au mythe, car le sens qui en est recueilli engage pour l’homme une connaissance de la nature vivante, de la physis. A l’image du général d’armée qui, avant la bataille, se mêlerait à ses troupes, irait les saluer, s’ouvrirait à la diversité de leurs provenances et de leurs différences…

Bref, l’éclipse du mythe dans le discours philosophique aristotélicien n’est que la face cachée d’une plus grande centralité, mais où la forme traditionnelle et légendaire le cède à une intuition à laquelle seule l’action — celle de la «prudence» — redonne sans cesse sa vérité… L’alliance entre l’homme et les dieux, qu’incarne la figure d’Héraclès dans l’ancienne mythologie, mais avec lui tous les autres héros, trouve donc chez Aristote le lieu d’une reconfiguration et l’inauguration d’une étape nouvelle. Nullement d’une rupture.

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