Une affaire de Nutella

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Au départ, c’est une promotion commerciale. Oh, pas l’une de ces réclames que l’on voit souvent ou dont on subit en permanence la publicité débile sur les radios privées. Celle dont il est question ici est particulièrement attrayante puisqu’elle consiste en un rabais de 70%. En vendant des pots de 950 grammes de Nutella au prix de 1,41 euro au lieu de 4,70 euros, la chaîne Intermarché a provoqué une polémique dont s’est très vite emparée la presse mondiale.

Car ce fut l’émeute, comme le montrent des images filmées à l’aide de smartphone et qui font le tour des réseaux sociaux. Des gens qui se bousculent, s’insultent et en viennent même aux poings pour remplir leurs sacs. Il y a eu des blessés, des vigiles dépassés et même des policiers appelés à la rescousse pour calmer les clients déchaînés.

L’émeute donc. Et le rire. Le rire moqueur, méchant, de celles et ceux qui regardent ces scènes du haut de leur écran. Ah, disent-ils, ces gens n’ont aucune dignité. Ils s’écharpent et se roulent sur le carrelage d’un magasin pour une pâte à tartiner dont les nutritionnistes (et les écologistes) disent pourtant le plus grand mal : trop de sucre, trop de graisses saturées sans oublier cette huile de palme responsable de déforestation et suspectée d’être cancérigène par l’Agence européenne de sécurité alimentaire.

Sur les réseaux sociaux, les concernés se sont fait traiter de tous les noms. De « cassos » (cas sociaux) notamment. Mais très vite, des internautes ont fait une mise au point salutaire. Il ne faut pas être diplômé d’économie ou de sociologie pour établir un lien direct entre la zone géographique (Nord de la France) où a eu lieu l’essentiel de la promotion (et des « émeutes ») et ses niveaux de chômage et de pauvreté.

A Roubaix, par exemple, les statistiques indiquent un taux de chômage de 30%. C’est l’une des villes où les banques alimentaires et les restaus du cœur sont les plus actifs. Bref, la « folie Nutella » n’est pas celle de pingres désireux de profiter à tout prix d’une bonne occasion commerciale, à l’image de ceux que l’on voit déferler sur les grands magasins quand s’ouvre la saison des soldes. Il s’agit avant tout de gens modestes, ces « personnes à faible pouvoir d’achat » comme l’expliquent les politiques pour ne pas avoir à prononcer le mot de « pauvres ».

Rire des pauvres est détestable mais fréquent. Je n’ai pas aimé « Merci patron ! » du journaliste, et désormais député, François Rufin pour cette raison. Certes, telle n’était pas l’intention de ce documentaire puisque l’idée de départ était d’obliger Bernard Arnault à aider un couple endetté et pénalisé par la délocalisation de l’usine où ils travaillaient en Pologne.

Mais, dans la salle, les rires accompagnant les attitudes et le langage des Klur (le couple en question) provoquait le malaise. Et c’est ce malaise que je ressens encore à propos de cette affaire de soldes (lesquelles pourraient être sanctionnées car la législation française interdit les ventes à perte).

Il suffit de lire les témoignages des concernés pour comprendre de quoi il s’agit. Des parents vivent mal le fait qu’ils ne peuvent jamais – ou que très rarement – offrir « une marque » à leurs enfants. En matière de pâte à tartiner, ils achètent des succédanés de la célèbre enseigne italienne. Plus de sucre, plus de gras… « D’habitude, on n’en achète que pour Noël et les anniversaires » expliquait une mère interrogée par une télévision. La marque… La marque comme point d’honneur parental, comme sentiment d’accomplissement du devoir à l’égard de sa progéniture. On a le droit d’infliger mille moqueries aux abrutis qui passent la nuit dehors à attendre l’ouverture d’un magasin pour se payer le très onéreux dernier iphone. Mais là, avec le Nutella, il s’agit de gens « qui n’ont pas » et qui, l’espace d’une opération commerciale, peuvent « avoir », ou encore se donnent l’illusion d’« avoir » ou, enfin, peuvent enfin donner aux leurs.

Selon la presse française, le président Macron et ses conseillers auraient été interloqués par cette affaire, la suivant de près et pestant même contre les dirigeants d’Intermarché (lesquels ont récidivé avec des soldes de même ampleur – et avec les mêmes conséquences - sur les couches culottes).

Plus que le fait que ces « émeutes » révèlent l’existence d’une France (très) pauvre, c’est l’impact international de cette affaire qui aurait préoccupé l’Elysée. Après avoir reçu avec faste les grands patrons à Versailles puis s’être rendu au forum de Davos, il est évident que le président français n’avait guère envie de voir diffusées les images prouvant la désespérance sociale dans son pays. Cachez ces pauvres…

Il est aussi intéressant de noter que cette (triste) histoire intervient alors que l’on annonce que la croissance du produit intérieur brut (PIB) est de retour. Mais croissance pour qui ? Pour les (grandes) entreprises gavées de cadeaux fiscaux et d’assistanat en tout genre ? Pour les actionnaires qui, licenciements ou pas des salariés, continuent de toucher un maximum de dividendes ?

Ou alors pour les damnés de la mondialisation, ces gens pour qui le vote Front national est le dernier espoir de changement et pour qui se payer trois pots de Nutella pour le prix d’un vaut bien de paraître ridicule, vulgaire ou indécent aux yeux des adeptes du sarcasme social ?

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