A propos de la nouvelle thèse onze de Boaventura

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Dans un article récent, Boaventura propose de reformuler la thèse onze de Marx au sujet des philosophes qui interprètent seulement le monde, signalant « qu’il n’est pas vrai que les philosophes se sont consacrés à contempler le monde, sans que leur réflexion n’ait eu un impact dans la transformation du monde ».

Au contraire, depuis les débuts de la modernité occidentale au début du XVIe siècle « les interprétations dominantes du monde à une époque donnée sont celles qui légitiment, rendent possibles ou facilitent les transformations sociales réalisées par les classes ou les groupes dominants ».

En prenant une autre affirmation de Marx – la culture dominante d’une époque est la culture des classes dominantes –situons le cœur du problème : la culture dominante dans l’Occident central, depuis les débuts de son expansion océanique et son arrivée sur le continent qu’ils ont nommé Amérique. Durant les trois siècles suivants, avec la soumission de la Chine et d’autres pays asiatiques plus petits, vers 1848, en plus de la pénétration du continent africain dès 1870, elle réussira à soumettre sous ses dominions coloniaux ou néocoloniaux presque 80 % de la population mondiale.

Ces peuples seraient considérés comme sauvages et frappés de massacres, spoliations et génocides : au premier siècle de la conquête 90 % de la population originaire de Notre Amérique est morte et « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad [« Heart of Darkness »] rend compte de ces faits au Congo. Les héritages culturels ancestraux ont été rasés et méprisés, comme manifestation de la barbarie face à la vraie civilisation, ignorant les connaissances et les savoirs dans de nombreux cas plus avancés que ceux de l’Europe à la même époque.

Les Mayas avaient une conception de l’Univers dans laquelle le centre est le Soleil et la Terre une planète qui tourne autour de lui : une « révolution copernicienne » 1 600 ans avant l’Occident. Au XIIIe, les médecins africains de l’Université de Tombouctou dans l’Empire Mandinga du Mali, réalisaient des opérations avec anesthésie, ce qui a été récemment « inventé » en Europe vers le milieu du XIXe.

Pour détecter les clés de cet esprit envahissant, destructif et raciste de la culture occidentale dominante, il est nécessaire de remonter à ses racines ; aux invasions barbares contre l’Empire Romain : Germains ; Wisigoths et Ostrogots ; Allemands ; Francs ; Anglais ; Saxons ; Souabes, Burgondes, Lombards.

Ce furent les hordes envahissantes les plus sanglantes et déprédatrices de l’histoire et celles qui ont pris le plus de temps pour intégrer une culture élaborée : il suffit de les comparer à la lucidité de Gengis Khan et ses tartares après avoir dominé l’empire chinois. Pendant huit siècles, entre le Ve et le XIIIe, ils ont plongé l’Europe dans une profonde obscurité, tandis que se déployaient civilisations et cultures en Asie, en Afrique et dans notre continent : ce sont les racines de cela que Boaventura nommera « Épistémologie du Sud ».

Quand au XIIIe siècle la reconquête espagnole s’empare de Séville et de Tolède, grâce aux bibliothèques islamiques et à ses philosophes, les Européens s’informent de l’existence d’Aristotelês (384-322 à JC) et peu à peu ils vont considérer la Grèce ancienne comme mère de leur propre culture. D’eux, ils prendront deux fondements qui signent depuis ce temps-là la culture occidentale dominante.

Aristote considère que les différents types d’âmes correspondent à des types différents d’êtres vivants et distingue trois fonctions fondamentales de l’âme : a) la fonction végétative, c’est la puissance nutritive et reproductive, propre à tous les êtres et l’unique que les plantes ont ; b) à la précédente on ajoute la fonction sensitive qui comprend, en plus, la sensibilité et le mouvement et celles-ci sont propres aux animaux et aux hommes : à ce niveau, il situe les serfs par nature ; c) au niveau supérieur, s’ajoute la fonction intellective, la raison, propre aux êtres intégralement humains.

Dans sa Politique, il souligne : « La nature, prenant en compte la nécessité de la conservation, a créé certains êtres pour commander et les autres pour obéir. Il a voulu que l’être doté de raison et de prévision commande comme propriétaire, de même que l’être capable par ses facultés corporelles d’exécuter les ordres, obéit comme esclave, et de cette chance l’intérêt du maitre et de celui de l’esclave se confondent ».

Dans l’exemplaire démocratie grecque, les enfants d’hommes libres recevaient le « paideia » et partageaient à l’Agora ; mais comme les calculs indiquaient qu’il était moins cher de capturer un esclave adulte que de nourrir le fils d’un esclave tandis qu’il grandissait, ils les tuaient simplement après la naissance : démocratie et esclavage manquaient de contradictions entre elles. Jusqu’à la moitié du XIXe siècle -2200 ans après –elles ne seront pas non plus contradictoires entre elles dans la démocratie des États-Unis d’Amérique ou dans la démocratie européenne à l’égard de ses colonies.

Avec cette conception, la bulle papale « Dum Diversas »émise le 18 juin 1452 par le Pape Nicolas V et dirigée au roi Alphonse V du Portugal, autorisait à conquérir ses ennemis sarrasins et les noirs africains païens – qui manquaient d’âme – et à les soumettre à un esclavage indéfini : au XXe siècle, le Pape Jean Paul II a embrassé le sol africain et a demandé pardon. Quand ils arrivent en Amérique, ils octroient le privilège aux peuples originaires de leur reconnaître une âme ; ils pourraient être évangélisés mais ils étaient « dépourvus de raison », donc équivalents « aux serfs par nature » d’Aristote : ils ont été mis en servitude, bien que dans de meilleures conditions que les africains.

Au XXIe, aussi le Pape François a demandé pardon aux indigènes durant sa visite en Bolivie. Pendant la Réforme, les protestants ont mis en cause tous les postulats de l’Église Catholique, sauf celui selon lequel les noirs n’avaient pas d’âme : ce qui a permis aux occidentaux de soumettre par l’esclavage des millions d’africains pendant quatre siècles sans offenser Dieu.

Au XVIIe, ce fil conducteur est repris par le français René Descartes (1596-1650), considéré comme le père de la philosophie moderne, avec le dualisme nature-humanité que Boaventura mentionne, remarquant l’existence de ces êtres qui, « pour être si près du monde naturel, humains ne pouvaient pas pleinement se considérer ». Regard qui, en ce qui concerne les peuples américains et africains, se trouve aussi dans « Le beau et le sublime » de Emmanuel Kant au XVIIIe et dans les « Leçons sur la Philosophie de l’histoire Universelle » de Hegel au début du XIXe.

Pour sa part Friedrich Ratzel (1844-1904) fait son apport dans la seconde moitié du XIXe, avec la Théorie du Lebensraum [la Théorie de l’espace vital] : le droit des races supérieures de s’approprier les territoires (et richesses) des races inférieures, pour y développer la civilisation.

Cette théorie a été adoptée par Adolf Hitler au XXe, pour poursuivre les Juifs [slaves, tsiganes, etc.] ou pour envahir l’est contre les slaves inférieures ; et au XXIe nous trouvons cela en Argentine, en tant que fondement implicite des corporations minières ou pétrolières et de l’agro-business, avec la persécution des Mapuches en Patagonie et la déforestation des Peña Braun [parents du premier Ministre argentin actuel] au détriment des Wichis dans [la Province de] Salta. Peut être également mentionné, l’Anglais Joe Lewis, pour l’appropriation du lac Escondido pour un usage exclusif, personnel et de ses amis selects.

Cette histoire a eu un développement radical entre la fin de la Deuxième Guerre et le débuts des années 1970, avec la Révolution du Tiers Monde : ce 80 % de la population mondiale soumise à une domination coloniale ou néocoloniale durant plusieurs siècles, joue le rôle principal dans les processus de décolonisation, les mouvements de libération nationale et les révolutions en Asie, en Afrique et en Amérique Latine.

Ils ont été accompagnés d’un mouvement intellectuel qui revendique le caractère intégralement humain de tous les êtres humains et la dignité de leurs identités ethnoculturelles, de leurs valeurs, de leurs conceptions du monde et leurs connaissances ancestrales ; et qui arriverait à émouvoir Jean Paul Sartre, Simone de Beauvoir ou Herbert Marcuse, le Mai 68 français ou le mouvement noir US ; en donnant une forte impulsion à la libération féminine.

L’échec d’une grande partie de ces expériences, l’introduction de dictatures militaires avec le terrorisme d’État, l’assassinat de leaders, la cooptation de consciences et d’autres mécanismes de la restauration conservatrice, qui ont réussi à s’imposer depuis les années soixante-dix, à la marge de quelques avancées et reculades dans ces décennies, ne réussiraient pas cependant, à détruire ces « savoirs soumis » qui sont les racines et les potentialités des Epistémologies du Sud.

Dans Notre Amérique qui dans son histoire de plus de 10.000 ans selon ses registres rupestres, a eu pendant 500 ans seulement un contact traumatisant avec la culture occidentale dominante, les cultures précolombiennes possèdent de riches conceptions comme point de départ dans la recherche de réponses devant l’actuelle crise civilisationnelle mondiale, dont les tendances, quant à elles, sont catastrophiques : une crise sociale colossale ; une crise économique de surproduction par déficit de la demande ; une crise politico-militaire entre puissances à cause des ressources et des zones stratégiques ; une révolution technologique qui habilite une reconversion sauvage dans diverses aires d’activité ; et la crise environnementale qui met en danger la vie sur la planète.

Les peuples précolombiens, stratifiés comme les méso-américains et les andins, ou les égalitaires comme les Tupi-guaranis, Arawacs, Mapuches ou Wichis, étaient des « sociétés de protection » et garantissaient le bien-être de tous ses membres : dans leur langues le mot « pauvre » n’existait pas. Avec des valeurs profondément communautaires, de coopération, de solidarité et de réciprocité, ils ne concevaient pas l’idée d’individus égoïstes et compétitifs qui sont guidés seulement par leur propre intérêt ; ils n’auraient même pas avalisé cette réforme prévisionnelle.

À la différence de la science occidentale, qui considère, avec Descartes, la nature comme extérieure aux êtres humains et qui cherchent à la connaître pour la dominer ou pour l’exploiter ; pour nos peuples originaires, les êtres humains appartiennent à la nature et doivent maintenir avec elle des relations harmonieuses et non déprédatrices. Dans ces terres des Amériques, jusqu’à l’arrivée des occidentaux, n’ont pas existées les pestes et les grandes famines qui fouettaient l’Europe au XIVe, avec la mort de 30 % de la population dans plusieurs régions.

Conceptions qu’ont prises de leurs troupes nos héros de l’Indépendance – Alexander Petión, José de San Martín, Manuel Belgrano, José Gervasio Artigas, Miguel Hidalgo et José Marie Morelos, Simon Bolívar, parmi tant d’autres – et, malgré leurs échecs, ils ont formulé les idées les plus avancées de l’époque, en considérant comme humains tous les êtres humains.

En 1815, Artigas élimine l’esclavage et la servitude indigène en reconnaissant, en accord avec sa vision de la démocratie, ces « races inférieures » comme citoyens pleins. Les États-Unis d’Amérique ont abrogé l’esclavage en 1865 et les noirs sont devenus citoyens de plein droit en 1965. Racines qui rendent compte de la richesse potentielle de notre Épistémologie du Sud, en contraste avec la culture occidentale dominante, pour formuler des alternatives devant la crise mondiale actuelle.


*Alcira Susana Argumedo argentine née à Rosario, province de Santa Fe, est sociologue universitaire, femme politique et enseignante. Elle a été élue comme députée nationale en 2009 et réélue pour la même charge en 2013. Son mandat a pris fin le 10 décembre 2017.

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