Le technicien jette un dernier regard sur le tableau de commandes de la machine puis vers mon voisin Sébastien. On y va ? Sans attendre la réponse, il enfonce le bouton rouge. La machine tremble un peu avant de ronronner comme un matou repu et de s’ébranler lentement dans un bruissement feutré.
L’homme sourit de satisfaction tel un dieu de l’Olympe qui viendrait de sortir d’un sommeil millénaire quelque créature mythique. Sébastien avance un pas prudent, comme s’il craignait que l’engin n’aille se confronter au muret de ciment qui sépare le couloir central des cases où s’ébattent ses vaches. Mais rien d’aussi dramatique ne se produit.
L’engin s’aligne au contraire en parallèle, s’arrête et déverse une première ration d’un mélange de foin broyé et de paille. Un nuage de poussière s’élève, aussitôt emporté par le filet d’air qui aère la bâtisse. Et la machine de poursuivre sa marche avec une lenteur compassée. Il ne lui faudra toutefois que vingt-cinq minutes pour opérer l’aller et le retour d’une porte à l’autre et accomplir ainsi la besogne que Sébastien effectue en deux heures avec sa fourche. Les bêtes, quant à elles, ne moquent bien de savoir qui dépose la pitance devant elles, elles mangent sans autre procès.
L’homme reparti avec son fourgon vers d’autres installations, nous profitons d’une éclaircie du ciel pour pousser le troupeau jusqu’à son enclos. Il ne rentrera que pour la traite du soir. Au regard du grand froid annoncé, il gardera l’étable pour la nuit et ressortira demain, s’il fait beau de nouveau.
Nous partageons ensuite le repas préparé par Hélène, l’épouse de Sébastien. J’étais obligé, explique ce dernier. Je ne suis plus tout jeune et deux heures par jour de corvée en moins, ça compte ! En réalité, il a mauvaise conscience de confier son travail à une machine.
Je le rassure en lui rappelant qu’il ne risque pas une révolte de son personnel, il n’en pas. Ce n’est pas faute, comme d’autres agriculteurs comme lui, d’en espérer mais selon les rares candidats eux-mêmes, le travail est trop pénible et trop exigeant. Le recours aux robots est devenu indispensable.
Notre époque se présente en effet comme celle du grand remplacement des hommes par les robots. Ils sont partout. Dans les cuisines, dans les laveries, dans les usines, dans les étables, dans les champs. Ce n’est pas nouveau et les descendants des canuts lyonnais s’en souviennent.
Mais la tendance s’accélère. Vous-même, argumente Hélène avec un petit sourire, vous n’écrivez plus vos chroniques à la main. Vous les écrivez avec l’ordinateur ! J’ai du mal à m’imaginer penché sur mon écritoire et, armé de ma plume d’oie, calligraphiant mes mots à la lueur d’une chandelle de suif.
Le plus difficile, continue Sébastien, sera pour les milliers de gens qui vont perdre leur emploi devenu obsolète. Que vont-ils faire ? Tout le monde ne peut pas être dans les bureaux. Pourront-ils tous apprendre les métiers de concepteur, d’informaticien, de chaudronnier, de soudeur, d’électricien, d’installateur, de mécanicien ?
La tâche sera rude et longue en effet et il faudra veiller à ne laisser personne sur le bord du chemin. Souvenons-nous toutefois qu’avant l’invention de la roue, l’homme devait tout transporter à dos d’esclaves. Ce qui n’était pas rien surtout pour les esclaves. Depuis cette époque révolue, la machine a peu à peu remplacé l’homme, d’abord dans les tâches les plus pénibles puis dans celles où elle se révèle plus rapide, plus précise, plus économe, plus efficace, en un mot plus "rentable".
Mais face à ces bouleversements, demeure tout de même une consolation pour les déclinologues et pessimistes à tout crin : aucune machine ne remplacera jamais un retraité heureux.