Philosophie et psychanalyse /// Certitude de soi et épreuve du Créateur

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L’âme comme substance pensante est le trésor de guerre des méditations cartésiennes, le trophée d’une expérience de doute poussée à l’extrême. Et, dans le même temps, elle est le socle nouveau d’une activité scientifique pour laquelle la sagacité d’un Galilée représente un modèle avant-coureur… Socle de certitude irréductible : je pense, je suis !

Toutefois, cette monade pensante, en quoi s’origine le sujet de notre modernité, ne doit-elle son existence qu’à cette aventure du philosophe français ? Cette âme nouvelle aurait-elle pu s’affirmer et prospérer sans le long passé qui fut celui de l’âme «substance justiciable», ainsi que nous l’avons appelée dans notre précédent article ?

Il ne le semble pas. La substance pensante, avec sa volonté de maîtriser le réel, porte la marque évidente d’une solitude qui est celle de l’âme quand elle doit faire face à la justice divine. Pendant des siècles de christianisme en Europe, et de règne d’une Eglise souvent tatillonne sur les questions de morale, l’âme s’est forgé une unité défensive.

Mais avec le cogito cartésien, elle ne fait en un sens que s’affranchir d’une justice divine rendue trop inquisitrice. Elle le fait cependant à partir de cette unité, de cette solitaire unité qu’elle n’aurait pu se forger sans l’épreuve de la justice contre laquelle désormais elle s’insurge.

Cette dissidence puisait dans l’ancienne philosophie «païenne» deux modèles qui vont jouer un rôle déterminant : celui du savoir aristotélicien, curieux du monde et de ses lois naturelles, et celui du sage stoïcien, dont la connaissance de la Raison qui gouverne le monde le prémunit contre toute volonté irraisonnée, et semble ainsi le mettre à l’abri de toute faute morale par le seul pouvoir de sa pensée et sans le recours à la foi en une vérité révélée.

Pascal contre les deux piliers de la substance pensante

Quand nous parlons de savoir aristotélicien, il ne s’agit ni du savoir authentiquement aristotélicien dont nous avons vu qu’il est au service d’une éthique – laquelle éthique est elle-même en accord avec une tradition -, ni de ce savoir qui a été «sanctifié» et plus ou moins figé par l’Eglise, déclarant par exemple que la terre est au centre de l’univers et autres dogmes de ce type.

Il s’agit de celui qui n’admet d’autres barrières à la recherche de la vérité «scientifique» que celles que pourrait dicter la méthode de la recherche : et c’est précisément le legs d’un Galilée que Descartes se chargera de défendre et de consolider sur le plan philosophique…

Il s’agit donc d’un savoir aristotélicien revu et corrigé par la figure du savant insoumis, qui est le héros de la modernité et auquel le positivisme scientifique accorde tous les titres de gloire en tant que principal acteur du «progrès».

Quand Pascal, qui est lui-même un esprit de son temps, figure d’avant-garde et génie mathématique, s’insurge pourtant contre ce tournant, il dénonce la «concupiscence» du savant – sa «vaine curiosité», que saint Augustin avait déjà pris pour cible à son époque – autant que celle du sage – son orgueil qui lui fait croire qu’il peut se passer de la miséricorde de Dieu pour échapper à la misère de l’homme ! Il attaque ainsi les deux piliers sur lesquels s’appuie l’insurrection contre la justice divine telle qu’elle est menée par l’âme comme substance pensante…

Mais ces deux modèles n’auraient sans doute pas gagné leur puissance d’attraction si la conception de la justice divine n’avait pas elle-même subi un appauvrissement, en occultant l’expression de l’amour de Dieu dans sa justice.

Ce point nous intéresse au plus haut point parce qu’il se pose actuellement, de façon pressante, en contexte musulman, avec cette difficulté supplémentaire qu’il y a une réticence à engager une démarche que d’aucuns pourraient soupçonner de vouloir christianiser la religion musulmane…

Ce soupçon, de notre point de vue, est justifié au niveau du détail, pas du fond : le même besoin existe en islam de laisser poindre l’amour de Dieu pour l’homme par-delà la rigueur de Sa justice. Une théologie au service du prince est à notre avis coupable, ici comme là-bas, d’avoir occulté cette dimension, dans le souci de faire du pouvoir religieux un auxiliaire commode du pouvoir politique. Mais cela tient aussi à l’amour divin : il ne se laisse pas saisir aisément par la pensée…

L’âme face à son Créateur

Il n’en reste pas moins que, par rapport à l’antiquité païenne, l’épreuve de l’amour divin représente une épreuve constitutive pour l’âme : au-delà de la justice sans faille, l’amour infini de Dieu. C’est un élément capital, qui fait écho en même temps à l’expérience érotique du transfert en psychanalyse, comme moyen de rompre la solitude du malade et de relancer une expérience sociale sur des bases affectives plus assurées : il conviendra d’engager sur ce sujet, en temps voulu, une comparaison plus serrée.

Mais notre propos demeure ici de cerner les contours de l’âme pour savoir de quoi précisément on parle quand nous nous proposons de la guérir. Or on ne peut passer à côté d’une autre donnée fondamentale concernant cette expérience constitutive attachée à la tradition abrahamique : celle de la création.

L’âme qui se tient devant Dieu fait face à Sa justice et, à travers celle-ci, disions-nous, à Son amour. Mais elle est aussi face à son Créateur : c’est-à-dire celui sans l’être de qui elle ne serait pas… Bien que, en suivant le philosophe français Jean-Luc Marion, on puisse s’interroger sur le fait de savoir si l’approche de Dieu à partir de l’être ne relève pas de l’idolâtrie… Et si, en soi, Dieu n’est pas plutôt «sans l’être» ! Auquel cas, être devant son créateur signifie pour l’âme être devant un être qui n’est pas : un être au-delà de l’être…

Il règne à vrai dire une sorte de quasi-censure à notre époque autour de cette question de l’âme dans son rapport à Dieu sous le double angle de l’amour et de la création, parce que l’on touche, semble-t-il, aux limites du tolérable pour l’âme insurgée qu’est la substance pensante, ancrée farouchement dans le dogme de sa propre certitude, enferrée dans son assurance d’être…

Mais l’examen de la question des expériences à la faveur desquelles l’âme se révèle à elle-même dicte de passer outre toute censure. C’est ce que nous essaierons de faire la fois prochaine !

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