L'Homme Est Considérable

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En recherchant dans la bibliothèque le Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, je mesure soudain, en voyant les nombreux ouvrages se rapportant à ses hauts faits, combien l’Homme est considérable.

Depuis la grotte de Chauvet illustrée il y a trente-cinq mille ans par des Cro-Magnon inspirés jusqu’à la maison de paille des bobos écolos du Poitou. Depuis la pyramide de Djéser construite par Imhotep il y a près de 5000 ans jusqu’au bouquet de tulipes géant d’un Jeff Koons à l’avant-garde de l’art post-contemporain. Depuis l’épopée de Gilgamesh composée il y a 3500 ans jusqu’à l’autobiographie de Valérie Mairesse écrite au début du troisième millénaire de notre ère. Tout le démontre : l’Homme est considérable.

Il a gravi les montagnes les plus élevées et pénétré les grottes les plus profondes, traversé les forêts les plus hermétiques, les déserts les plus arides, et les continents les plus glacés, chevauché les mers les plus démontées et exploré les abysses les plus insondables. Il a tourné autour de la Terre, marché sur la lune, observé les galaxies les plus lointaines, et remonté l’Histoire de l’univers jusqu’aux premières nanosecondes.

Il a soigné les maux de tête des lecteurs de Christine Angot et sondé avec curiosité le cerveau de "rappeurs" à succès, remplacé des cœurs, des poumons et des reins épuisés et recousu des corps fracassés, disloqués, désarticulés. Tout l’établit : l’Homme est considérable et l’éclat de ses actions n’a d’égal que la profondeur de sa pensée.

Pour l’heure, il trottine à petits pas de rayon en rayon. Une demi baguette de pain sans gluten, deux poireaux et trois courgettes sans pesticides, un litre de lait sans lait, un jus de fruit sans sucre, un steak haché sans viande. Mais l’ombre de la nuit se répand sur la ville et il doit rentrer chez lui.

Son sens aigu du principe de précaution lui conseille d’éviter les boulevards parcourus d’innombrables véhicules crachant leurs fumées délétères, de s’écarter des parcs et des jardins trop souvent fréquentés par les tueurs en série à l’affût, les voleurs à la tire, les trafiquants de substances illicites, et les migrants tapageurs et nauséabonds, et, surtout, de se garder des écoles si bruyantes qui déversent sur la chaussée des hordes d’enfants braillards et irrespectueux.

Parvenu devant l’entrée de son immeuble, il sort une lingette de son étui, essuie les touches du digicode et les enfonce avec détermination. La porte s’ouvre dans un chuintement discret tandis qu’une voix impersonnelle le salue. Il s’engouffre sans attendre dans le corridor qui conduit à l’ascenseur. Les portes coulissent dans un chuintement discret : cinquième étage ! L’appareil s’élève lentement par respect pour son cœur fragile et s’immobilise devant son appartement. Il compose le code du jour, la porte s’ouvre dans un chuintement discret et se referme derrière lui avec un petit claquement rassurant.

Il hôte sans hâte son pardessus et l’accroche à la patère, se rend dans la salle de bain et enduit ses mains de gel hydro-alcoolique pour en chasser les inévitables bactéries et autres virus maléfiques qui s’y accrochent toujours, s’assoit enfin dans son fauteuil avec un soupir d’aise et allume sa télévision.

Il y apprend avec effroi qu’un djihadiste vient d’attaquer un supermarché faisant plusieurs victimes innocentes. « Ils s’en sont pris à la liberté d’expression de l’art et de la parole, murmure-t-il avec désespoir, aux loisirs et à la musique, aux militaires et aux policiers gardiens de notre sécurité, à la religion de nos anciens. Ils s’en prennent à présent aux Temples eux-mêmes de la Consommation. Jusqu’où iront-ils ? Où s’arrêtera cette infernale escalade dans l’horreur ? Combien leur faudra-t-il encore de victimes ? L’Homme, en réalité, est vraiment bien peu de choses ! ».

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