Il faut faire preuve d’imagination pour comprendre ce qui se cache derrière l'expression la « chute de la Ghouta ». Qui chute donc ? De quelle chute peut-on parler ?
Peut-être parce que l'horreur en cours, l'intensité et la durée de cette horreur, la chute irrémédiable d'un pays entier nous empêchent de voir, depuis maintenant plus de sept ans. Peut-être aussi parce qu'en sept ans cette guerre n'a cessé de disparaître, de vouloir être oubliée, s'effaçant des « unes » des journaux pour réapparaître sous un nouvel étendard, celui de la lutte contre « nos ennemis », le terrorisme, ou toute autre manière de se concentrer sur le « grand jeu » de la cour des grands, Poutine et Trump, lignes rouges et frontières de notre intervention possible.
Alors, parfois, un nouveau front, un nouveau nom de ville, de bourgade, de site que l'on prenait, que l'on perdait, que l'on se disputait. Souvenez-vous, il y a eu la « chute d'Alep ». Quel voyage ! Deraa, Homs, Hama, Palmyre, Alep, Idlib, Yarmouk, et maintenant la Ghouta… toute la frange occidentale de la Syrie a donc chuté.
On peut dire aussi qu'elle est « prise », ou reprise, comme on parle d'une ville fortifiée que l'on prend après l'avoir assiégée. On imagine alors des troupes massées qui se rapprochent, des combattants dans ces places fortes cédant peu à peu du terrain. Que mettre derrière les mots qu'on nous sert sur le conflit syrien ? Que mettre derrière les reconquêtes et les opérations ?
Ce qui apparaît à chacune de ces opérations, ce sont deux choses. D'abord l'ampleur routinière de la répression et de la violence qui s'abat sur nos sœurs et nos frères syriens. Je parle ici de ceux qui sont désignés comme les « populations civiles ».
Nous égrenons des noms de villes syriennes et nous perdons pied chaque jour un peu plus dans ce territoire
Ensuite, la découverte d'un fragment de cette population, que l'on peine à désigner. Le régime d'Assad et ses alliés le désignent comme terroriste, certains parlent de milices, d'autres de rebelles. A chacune de ces prises, on nous explique que ces gens-là sont prêts à tout, qu'ils sont plus ou moins apparentés à tel ou tel groupe djihadiste ou islamiste, qu'ils se camouflent lâchement derrière les populations civiles…
Bien sûr, aucun journal sérieux en France n'irait jusqu'à relayer cette lâche rumeur qui désigne les « casques blancs » comme les plus fourbes de ces combattants. Non, il faut laisser cela à la propagande russe ou à celle d'Assad.
Mais en sommes-nous si loin, de cette propagande, nous qui n'en savons pas plus sur ces combattants, nous qui, dans le meilleur des cas, nous indignons pour les « populations civiles » que nous reconnaissons, sans donner aux combattants la chance d'être compris, d'être entendus.
Comment expliquer qu'avec la somme d'images, de témoignages, de documents nous soyons encore si peu en mesure de connaître ces « rebelles », que nous ayons sans cesse recours à des pseudo-experts qui déroulent leurs connaissances sur le salafisme et ses ramifications sans jamais (ou presque) parler de la Syrie. Nous égrenons des noms de villes syriennes et nous perdons pied chaque jour un peu plus dans ce territoire.
Quatre figures de la révolution
Qu'est-ce que la Ghouta orientale ? Le jardin de Damas, où l'on allait se promener, hors de la grande ville, bientôt devenu une continuité de la ville. Oui, on l'a entendu parfois, ici ou là, la Ghouta, c'est presque Damas, c'est l'oasis de Damas devenue aujourd'hui un lieu putride et empoisonné où respirer l'air peut faire tomber les enfants comme des mouches.
Mais la Ghouta, pour ceux qui ont suivi l'histoire de la révolution syrienne, c'est l'endroit où avaient trouvé refuge des révolutionnaires de la première heure, c'est la « zone libre ».
C'est là que furent kidnappés, le 10 décembre 2013, quatre des plus belles figures de cette révolution, Razan Zaitouneh, Wael Hamada, Samira Al-Khalil et Nazem Al-Hamadi. En cette année 2013 qui s'achevait, nous aurions dû entendre ce qui se passait dans les jardins de la Ghouta et qui préparait ce que nous avons sous les yeux.
La fin de la résistance syrienne, la fin de la Syrie elle-même avec l'internationalisation du conflit (l'entrée en guerre massive du Hezbollah libanais, le financement par le Golfe des milices sunnites comme celle qui allait devenir Jaych Al-Islam [ « armée de l'islam »], qui venaient s'ajouter au soutien de plus en plus massif des Iraniens et des Russes aux côtés du régime d'Assad).
Nos journaux et nos experts ont regardé ailleurs
Le jardin de Damas, à la fin de 2013, n'était déjà plus l'oasis que l'on espérait, mais il restait une poche de résistance au régime, si l'on était prêt à troquer ses rêves de révolution et d'émancipation contre la discipline et l'organisation d'une milice. Et la plupart y étaient prêts, parce qu'ils n'avaient pas d'autre choix pour protéger leurs familles.
Mais nos journaux et nos experts, pendant le temps où s'opérait cette transformation des conditions de la lutte, ont tourné le dos, ils ont regardé ailleurs, vers l'organisation Etat islamique qui avançait (bien à l'est); ils ont vu se multiplier les enlèvements et n'ont plus eu la possibilité de « couvrir » cette guerre-là; alors il est devenu facile de questionner la validité des informations, de faire de la guerre en Syrie une guerre sur le statut même de la vérité.
Nous avons abandonné les « civils » à leur sort, c'est certain, non seulement parce que nous les avons laissés mourir par milliers sous les bombes, les barils, les gaz, mais aussi parce que nous les avons privés de leur histoire, d'une histoire qui comprend, qui ne rejette pas la faute sur ceux qui n'ont pas eu le choix. Qu'auriez-vous fait à la place des gens de Douma ? Qu'auriez-vous fait à la place de ceux d'Homs, d'Alep, d'Idlib, d'Hama, de Yarmouk ?
Ce que je veux vous dire, c'est la signification de ces noms-là pour ceux qui ont chanté dans leurs rues de 2011 à 2013. Pour eux, chacune de ces chutes est un pas de plus vers l'enterrement de leurs rêves de liberté et d'émancipation, la chute d'une résistance qui s'était installée aux portes du pouvoir, qui avait inventé d'autres manières de vivre ensemble, et qui fut assiégée et piégée autant par les bombes et les sauveurs de tous bords que par notre incapacité à leur rendre justice, à les considérer comme nos sœurs et nos frères. Tout est à reconstruire, à commencer par cette histoire-là.