Commençons par rappeler une définition que nombre d’amis de l’avant-garde socialiste, ou de ce qu’il en reste, ont peut-être fini par oublier. Il s’agit du campisme ou, pour résumer le propos, la nécessité de s’aligner sur un camp ou l’autre même si les deux belligérants sont impérialistes.
On peut livrer une définition un peu plus détaillée en disant que lorsque deux « mauvais » camps se battent, le campisme dicte alors de prendre parti pour le moins mauvais (le moins impérialiste, le moins monstrueux, etc.) des deux. La question est donc simple : a-t-on le droit de refuser le campisme et donc, de ne pas choisir ?
Cela vaut bien sûr pour la Syrie. L’auteur de cette chronique n’a jamais caché sa détestation du régime de Bachar al-Assad. Cette dernière ne remonte pas à 2011 et à la terrible répression contre ce qui fut, au départ – et on ne le rappellera jamais assez – une révolte populaire et pacifique contre un pouvoir dictatorial des plus brutaux. Si Assad est ce qu’il est aujourd’hui, c’est parce qu’il fut cajolé et courtisé durant plus d’une décennie.
Quand on voit certaines personnalités s’agiter aujourd’hui contre le dictateur de Damas alors qu’elles vécurent tranquillement (et dans une certaine opulence) dans la capitale syrienne dans les années 2000, il y a de quoi être dubitatif mais cela est une autre affaire.
Assad mérite d’être traîné devant un tribunal et jugé pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Son cas, et celui de la clique qui l’entoure, est patiemment instruit par des gens qui se tiennent loin des médias et du cirque habituel des postures et des indignations sélectives. En attendant, la Syrie et le sort du peuple syrien sont une peine profonde à vivre. Ce qui s’y passe depuis des années défie l’entendement. C’est un sentiment terrible d’impuissance et de colère. D’attente d’une vengeance ou d’un acte immanents : « Ne te hâte donc pas contre eux : Nous tenons un compte précis de tous leurs actes »… Un jour, viendra.
Je sais qu’il ne sert à rien d’essayer de convaincre les bacharophiles. La servitude volontaire, qu’elle soit physique ou intellectuelle, et la fascination pour l’ordre musclé incarné par nos dictateurs, ne sont pas une nouveauté. Chacun juge comme il l’entend et libre à chacun de se complaire dans cette espèce de sous-développement intellectuel.
Pour beaucoup, Assad est le détenteur de cette « victoire » tant espérée, tant attendue, contre l’Occident, son allié israélien et ses vassaux arabes. Lui, le fils du massacreur de Tell Zaâtar, lui qui a causé tant de peines et de maux aux Libanais, serait la force « anti-impérialiste » se dressant contre les forces du mal. Dans un monde arabe où nous n’avons jamais cessé de prendre pâtées sur fessées depuis 1967 (exception faite de la victoire du Hezbollah en 2006), Assad est l’expression de toutes les frustrations et de tous les fantasmes de revanche.
Mais nous voilà enjoints de prendre parti. Pour ou contre les bombardements occidentaux qui ont visé la Syrie ? Le commandement est clair : si on n’applaudit pas, alors on est forcément pour Assad. Alors, disons les choses clairement : ces bombardements anglo-américano-français sont à la fois : illégaux (selon le droit international) et illégitimes.
On n’insistera jamais assez sur le premier point. Dans le monde actuel, le respect du droit international devrait rester une balise. La chose à laquelle on peut se raccrocher quand tout se délite. Que trois des membres du Conseil de sécurité des Nations Unies prennent des libertés avec ce droit est une chose catastrophique. Mais, là aussi, ce n’est guère nouveau…
Ces bombardements étaient aussi illégitimes. Etre légitime, c’est être, d’une certaine façon, inattaquable en matière d’actions ou de positions passées. Brandir la morale et la justice pour frapper Assad, quand, dans le même temps, on détourne les yeux de ce qui se passe au Yémen, à Gaza ou même au Myanmar, c’est pratiquer le deux poids deux mesures.
On vend des armes à l’Arabie saoudite (qui détruit actuellement le Yémen), on laisse Israël tirer à vue sur des manifestants désarmés (sans parler de l’usage de bombes au phosphore durant les dernières guerres), on n’agit guère pour sauver les Rohingyas mais on se drape soudain dans les oripeaux de la morale quand il s’agit d’agir en Syrie. C’est pour cela que la France, comme les Etats Unis et la Grande-Bretagne sont disqualifiées et qu’elles ne peuvent prétendre incarner la justice en ce monde.
On nous parle aussi de « ligne rouge ». En clair, Assad peut tuer des centaines de personnes avec de l’armement conventionnel mais s’il utilise des armes chimiques, alors, il est (mollement) attaqué. Tout cela ressemble à une mise en scène bien huilée où chacun joue un rôle précis et où les seules victimes sont le peuple syrien et la vérité.
Croit-on vraiment que ces bombardements vont changer le cours des choses ? Bien au contraire, cela ne fait que renforcer Assad et lui assurer que ses protecteurs russes et iraniens continueront de lui sauver la mise.
C’est en 2012 qu’il aurait fallu être ferme à son égard. C’est en 2012, bien avant les attaques chimiques de l’été 2013, qu’une solution aurait pu être trouvée, si Washington et Moscou avaient bien voulu s’entendre et empêcher les monarchies du Golfe d’embraser ce pays pour les besoins de circonscrire l’élan des printemps arabes. Mais avec des si…
Quoiqu’il en soit, les Syriens finiront par être débarrassés de ce boucher. Nous prendrons alors conscience de la dette imprescriptible que nous avons à leur égard.