Un faisceau de présomptions et d’indices corroborant porte à croire que le Président de la République aura recours, sous peu, à l’article 80 de la Constitution qui stipule : «En cas de péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le Président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle, après consultation du Chef du gouvernement et du Président de l’Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le président de la cour constitutionnelle ».
Ce faisant, il ne fera qu’user d’un droit constitutionnel. Le problème ne se pose donc pas au niveau légal. Politiquement, en revanche, cet éventuel recours suscite plus d’une question.
En premier lieu, cet article est évasif au point que les versions traduites de l’arabe, fort nombreuses au demeurant, ne sont qu’approximatives. Il laisse donc la porte ouverte à tous les abus.
Attribuant au Président de la République, et à lui seul, les pleins pouvoirs d’appréciation du « péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics », de la nature des « mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle » devant être prises. Il n’est pas –en l’absence de la « Cour constitutionnelle »- jusqu’à la détermination de la durée de « cette situation exceptionnelle » qui ne soit laissée à la discrétion du Chef de l’Etat.
En un mot, l’article 80 fait du Président de la République un potentat à durée illimitée, court-circuitant toutes les instances constitutionnelles et gouvernant par ordonnances.
Autant dire : le nirvana pour cet adepte, en la matière, du bourguibisme. Rappelons, à cet égard, que Bourguiba avait coutume de répondre invariablement à ses détracteurs que « le bon peuple tunisien n’était pas suffisamment mûr pour un système politique démocratique ». Quant aux convictions « démocratiques » de Béji Caïd Essebsi et à son « bras de fer » avec Bourguiba à ce sujet, d’autres, l’ayant à l’époque, politiquement fréquenté, Sid Ahmed El Mestiri, par exemple, seraient mieux placés que nous pour en parler.
Plus récemment, s’étant, en de maintes occasions, plaint de l’actuel régime politique tunisien, ne permettant pas, à l’en croire, de gouverner, et face au refus net et précis de son principal allié, Ennahdha en l’occurrence, d’appuyer une quelconque réforme constitutionnelle, quelle autre solution reste-t-il à Béji Caïd Essebsi sinon le recours à l’article 80 pour « gouverner » comme il lui sied ?
D’autant qu’il conviendrait de noter, à sa décharge, que la situation actuelle du pays, à tous les plans : social, économique, sécuritaire et, par-dessus tout politique, confuse qu’elle est, suscite les penchants autoritaristes. Une prise en main aussi directe que vigoureuse faciliterait tant les choses pour les gouvernants !
Or, précisément, tous les observateurs et acteurs politiques s’accordent à le dire : ce gouvernement n’a pas été formé de la sorte pour gouverner. Sa composition, semble-t-il, ne répondait qu’à un seul souci : compromettre politiquement le plus grand nombre de partis et de groupes de pression dans le processus décrété par le Président de la République. Nuls soucis d’efficience politique, de compétence, de discipline, d’homogénéité, ni de solidarité gouvernementale.
Les mêmes vues ont présidé à la rédaction du « Document de Carthage », en totale contradiction avec les engagements de l’Etat à l’égard du FMI. Les slogans qui y ont été consignés seraient plus compatibles avec des harangues syndicales qu’avec le programme politique d’un gouvernement de droite. Là encore, le « Document de Carthage » n’a pas été conçu pour être appliqué. La seconde mouture du dit document n’a même pas réussi à voir le jour.
Quelle politique appliquera-t-on ? Quels sont les acteurs politiques qui en auront la charge ? Par quels moyens ? Quels en seraient les objectifs ? Quelle en serait la durée ?
Toutes questions qui ne sauraient trouver de réponses qu’une fois l’article 80 de la constitution ayant fait son œuvre : métamorphoser, en toute légalité s’il-vous- plait, l’actuel Président de la République en despote… à durée indéterminée. La fameuse boutade du Roi Soleil Louis XIV trouvera tout son sens : « L’Etat c’est moi ». Sitôt le sort de l’actuel gouvernement scellé, les trois présidences seront monopolisées par Béji Caïd Essebsi, et même l’increvable centrale syndicale aura beaucoup de peine à tenir tête au Maître de Carthage.
Toutes les données semblent donc converger vers un usage imminent de l’article 80 de la constitution par le Président de la République. Il est, cependant, une donnée qui risquerait de compromettre ce processus coulant, pourtant, de source. Le profil psychologique de Béji Caïd Essebsi, ou plus exactement ses "habitus" politiques, qui n'incitent pas à l'optimisme. Je m'explique.
En décrétant l’état d’urgence, le Président de la République n’a fait qu’un usage minimal de l’article 80 de la constitution. Un plein usage de cet article instaurerait de fait, et en toute légalité, un régime despotique à durée indéterminée. Ce qui ne serait pas pour déplaire à l’actuel occupant du Palais de Carthage, mais aussi à une partie, que je ne qualifierai pas -par pudeur- de majeure, des tunisiens qui commencent à en avoir assez de cette gabegie démocratique. Les autres, véritables acteurs du soulèvement populaire, étant aujourd’hui aussi déçus que démunis, assisteront impuissants à ce revirement « autoritariste » du pouvoir.
Il me restait, cependant, à m’assurer des conditions de faisabilité de la chose. Pareil scénario ne serait possible que si Béji Caïd Essebsi se révélait être l’homme de la situation. Pour m’en assurer, j’ai demandé conseil à une personnalité l’ayant, de par le passé, politiquement fréquenté. La réponse, à défaut d’être rassurante, était, on ne peut plus, claire : « Même pas en rêve ! C’est bien simple, à chaque fois où son Excellence Monsieur Le Président (entendez : Bourguiba), bousculé par les événements, se refusait à transiger, il confiait le dossier à Béji Caïd Essebsi. C’était le procédé le plus sûr pour lui d’enterrer définitivement ledit dossier ».
Vous l’aurez, sans doute, constaté, j’ai sciemment tu l’identité de ma source, c’est que « Bajbouj » sous ses airs de bon père de famille, a la dent plutôt dure à l’encontre de ses détracteurs. Et ce n’est pas M. Marzouki, ni Madame Ben Sedrine, ni les Abbou… qui nous démentiront à ce sujet.
Or, indépendamment de son recours ou pas à la pleine application de l’article 80 de la constitution, pareille information n’augurait de rien de bon quant à notre Tunisie. A y regarder de plus près, Essebsi s’était scrupuleusement défilé mis, par la force de ses fonctions et sous la contrainte des événements, face à ses responsabilités.
Sa volte-face politique au lendemain des élections, bien-sûr, se déchargeant de ses responsabilités politiques sur des « alliés » exclus de l’exercice du pouvoir par la volonté du peuple. Ses tergiversations partisanes au sein du Nidaa ayant menées à l’implosion d’un parti sensé gouverner. Son éviction d’un Chef du Gouvernement, l’excellent grand commis de l’Etat M. Habib Essid, dont le seul tort est d’avoir refusé d’assumer des responsabilités qui, constitutionnellement n’étaient pas siennes, au moyen d’une orchestration théâtrale commençant par un ridicule « Document de Carthage » et finissant par une pathétique prestation des « Représentants du peuple » au Bardo…
Plus grave encore, du fait qu’elle hypothèque l’avenir des générations futures, cette fuite en avant à laquelle mène la politique de surendettement national, faute, non pas de « courage » politique, comme se plaisent certains à l’appeler, mais de « devoir » politique envers la nation.
Tous indices portant à croire que nous nous acheminons vers une calamiteuse, mais non moins inéluctable, « politique de la terre brûlée ». Au regard de laquelle les petites affaires de famille du Nidaa nous paraissent ridiculement lilliputiennes.
Sinistrose ? Pessimisme de mauvais aloi ? Catastrophisme hors d’époque et de lieu ? Dieu vous entende ! Mais, ce faisant, un proverbe bien de chez nous ne nous susurre-t-il pas, nous autres tunisiens : « Prête ton oreille à celui qui te fait pleurer et non point à celui qui te fait rire » ?