Philosophie et psychanalyse /// Archéologie de la cire molle

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La psychologie moderne trouve dans le XVIIIe siècle un moment décisif de sa genèse, avec la notion de «cire molle» appliquée au cerveau de l’enfant… La cire molle, on l’a compris, est cette matière sur laquelle s’impriment toutes les choses qui entrent avec elle en contact. L’idée germe aussi que l’éducation de l’enfant est affaire de bonne «impression».

Que tout ou presque dépend pour la formation du bon citoyen de ce que l’on aura déposé ou apposé sur la cire molle que représente le cerveau quand il est encore jeune… Un des grands représentants de cette conception est le philosophe français Condillac. Cet ancien abbé qui a délaissé la vie religieuse s’est beaucoup penché sur les questions de l’éducation et on parle à ce propos d’une influence sur Rousseau, dont il n’est pourtant pas l’aîné.

On se gardera toutefois d’opérer ici un rapprochement trop poussé entre les principes développés dans l’Emile de Rousseau et les idées d’Etienne Bonnot de Condillac qui, avec Voltaire, fut en France un des grands défenseurs de l’empirisme en général et de la philosophie de Locke en particulier. Nous y reviendrons…

L’image de la cire molle va être largement sollicitée dans le contexte d’une Europe qui cherche à s’émanciper des préjugés et des anciennes croyances. La découverte des peuples lointains, aux mœurs jugées primitives, achève de conforter les intellectuels européens dans leur opinion que la supériorité de l’homme «blanc» réside dans le fait qu’il s’est libéré des rets de la superstition et de l’irrationnel… Et qu’il faut donc continuer d’aller de l’avant dans cette même direction en concevant une éducation toute dédiée à la tâche de ne laisser dans le crâne de l’enfant rien qui ne soit en accord avec les lumières de la raison…

Bref, la cire molle est vue principalement comme le sol ou le socle d’un chantier de construction de l’esprit de l’homme moderne.

Or viendra ensuite le temps où, quand la psychologie clinique s’en mêlera, ce n’est plus de chantier qu’il s’agira avec cette même notion de cire molle, mais de scène de crime : de crime contre l’enfant et son innocence, qui ont fait de lui plus tard cet homme malheureux, violent parfois jusqu’au crime et, en tout cas, incapable de prendre place dans le jeu social…

«Idées innées» ou «tabula rasa»

On le voit donc : cette notion, qui avait au départ un lien essentiel avec le problème de la connaissance, qui portait en elle l’ambition de remplacer en l’humanité les préjugés idiots par des idées éclairées moyennant une modification de «l’imprimante» qu’est l’éducation, cette notion, donc, opère un glissement dans le sens d’une sorte d’archéologie de la lésion mentale…

Il y a des blessures chez l’homme, dont il est possible de retrouver la trace en se frayant un chemin vers la cire molle que continue d’être son cerveau, pour peu qu’on sache creuser délicatement, comme fait l’archéologue.

La psychanalyse freudienne héritera elle-même, bien sûr, de ce présupposé d’un donné psychique de base, purement passif, sur lequel s’impriment les événements vécus durant les toutes premières années de l’enfance. Mais on évoquera prochainement le débat qui va avoir lieu entre Freud et Carl Gustav Jung autour de la question de savoir si, et dans quelle mesure, la psychanalyse peut faire une place à une dimension plus active de la «cervelle de l’enfant»…

Quoi qu’il en soit, il faut signaler ici la parenté entre ce thème de la cire molle et celui, évoqué la semaine dernière, de la «tabula rasa»… Il est, avons-nous rappelé, l’argument opposé par les empiristes modernes à l’hypothèse des «idées innées» de Descartes.

Car s’il est bien vrai que René Descartes fait «table rase» de toutes les vérités «reçues en sa créance» grâce à l’expérience du doute méthodique, le résultat final est que, à partir de la certitude du cogito, il retrouve le territoire des idées claires et distinctes dont l’éternité en notre esprit est garante de leur vérité certaine : les idées claires et distinctes sont des «idées innées» !

L’expérience du doute a servi, pour ainsi dire, de catalyseur à leur retour au premier plan, débarrassées de la concurrence de toutes les idées erronées reçues à la faveur de la naïveté et de la crainte.

Pour Locke, au contraire, il n’est pas de connaissance humaine qui ait une origine en dehors de l’expérience. Ce qui signifie qu’il n’y a dans l’âme aucune connaissance préétablie, contrairement à ce qu’affirment Descartes et Platon avant lui : l’âme est donc une «tabula rasa», ou une «tablette vierge» comme on dit aussi en référence à l’ancienne tradition des scribes.

Tout ce qui vient s’y inscrire provient de ce que l’homme reçoit du monde extérieur par ses sens… David Hume poussera la logique au point de critiquer toute prétention de la connaissance à ce que les philosophes appellent dans leur jargon «l’apodicticité», c’est-à-dire ce qui est universel et nécessaire…

L’œuvre de transformation de l’âme

Le débat autour des fondements de la connaissance a une incidence directe sur la façon dont la psychologie conçoit son rôle, parce que de ce débat se dégage une conception de l’âme qui détermine par la suite la façon dont s’organise l’approche thérapeutique. Et cela va se poursuivre à travers la critique que Kant dirigera contre la philosophie empiriste en rétablissant, non pas certes le territoire des «idées innées» chères à Descartes, mais ce qu’il appelle les formes a priori de la sensibilité et de l’entendement.

Nous pourrons examiner, dans le prolongement du présent travail, comment s’articule chez lui cette critique d’une part et son Traité de Pédagogie d’autre part puis, dans un deuxième temps, quelles perspectives particulières ce traité a pu ouvrir à son tour à la psychologie.

Mais il convient d’abord de résumer notre propos autour de l’empirisme moderne, dont nous avons dit précédemment qu’il s’est inscrit dans la tradition de l’alchimie — qu’il s’est proposé de réformer sous l’action «méthodique» de Francis Bacon — et dont nous disons maintenant qu’il promeut une conception de l’âme comme «tabula rasa» du point de vue de sa relation aux objets de la connaissance et comme «cire molle» du point de vue de sa relation à l’éducation. Ces deux affirmations ne se contredisent pas : elles se complètent et donnent un aperçu de l’œuvre de transformation de l’âme sur laquelle va se greffer le travail du psychologue…

Un dernier mot au sujet de cette notion de «tabula rasa», en qui certains voient de lointaines origines dans «l’intellect patient» d’Aristote. C’est une demi-vérité. Il est exact que l’intellect patient, pris isolément, représente la dimension passive de l’intelligence humaine : celle qui ne produit des connaissances que pour autant qu’elle subit l’impact de l’objet extérieur par l’entremise des sens.

Mais l’intellect patient n’agit jamais seul dans l’esprit d’Aristote : il est toujours sous le commandement de l’intellect agent qui, lui, vise les formes intelligibles et les accomplit en l’âme par un acte d’union… Connaître, c’est accueillir en sa pensée la réalité des formes intelligibles : Aristote corrige son maître Platon mais ne rompt pas avec sa pensée !

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