Un rôle éventuel du Front national ?
Avec deux anciens « hommes de main » du Front national cités dans le dossier (Alain Soral et potentiellement Nouari Khiari) et l’une des plaignantes administratrice d’un site de soutien à la candidate du parti aux dernières présidentielles (« Christelle »), la question se pose de savoir si le FN a pu jouer un rôle dans l’affaire Tariq Ramadan.
Rien, dans les éléments connus à ce jour, ne permet de spéculer à ce sujet. A minima, il est pourtant possible d’envisager que le parti frontiste disposait des moyens humains et des canaux d’information suffisants pour se faire un avis sur le fond de l’affaire, de même que probablement Debout la France puisque la même plaignante était candidate sur l’une de ses listes aux législatives de 2012. Ce qui permettrait d’expliquer, là aussi a minima, le silence de ces deux partis au sujet de l’affaire Tariq Ramadan.
• David Rachline, à la croisée des chemins
Parmi les personnes ressources dont disposerait le Front national pour se faire un avis sur le fond de l’affaire, un nom se démarque des autres : celui de David Rachline. L’actuel maire de Fréjus est susceptible d’avoir connu directement ou indirectement plusieurs des protagonistes cités dans l’affaire Tariq Ramadan. Street Press révèle ainsi que David Rachline a fréquenté Alain Soral à partir de 2007 et a fait partie d’Egalité & Réconciliation.
Le webmagazine rapporte également qu’il connaissait déjà Farim Smahi, lequel a introduit Alain Soral au FN en 2005 et a fait le lien entre le parti et Nouari Khiari (le potentiel « Monsieur K »). Plus encore, David Rachline aurait assisté aux premières réunions entre Farim Smahi et Alain Soral effectuées dans le cadre d’Arabisme et Francité dont Nouari Khiari fut membre fondateur et secrétaire. Tout cela ne prouve rien, sinon que David Rachline, parmi d’autres très certainement, peut avoir été dépositaire d’indiscrétions ou est tout simplement capable d’évaluer la crédibilité et la fiabilité de certains protagonistes.
Mais par-dessus tout, David Rachline a été le directeur de campagne de Marine Le Pen lors des présidentielles de 2017, son cabinet à Fréjus a communiqué au sujet d’un compte Twitter intitulé « Femmes avec Marine », il ne pouvait donc ignorer l’existence du site internet Les Femmes avec Marine, lequel était administré par « Christelle » ou dont le nom de domaine appartenait tout au moins à celle-ci.
• Les Femmes avec Marine, initiative personnelle ou officielle ?
La difficulté consiste ici à savoir si le site internet Les Femmes avec Marine a consisté en une initiative personnelle de « Christelle » (création de site et/ou de nom de domaine) ou s’il s’est agi d’un élément de la campagne officielle de Marine Le Pen.
L’article du Muslim Post mentionné plus haut n’en dit rien et les recherches sur internet n’aboutissent qu’à des résultats incomplets. La première mention à un compte Twitter intitulé « Femmes avec Marine » (https://twitter.com/FemmesMarine) remonte au 17 janvier 2017, de la part de Brigitte Lancine, adjointe au maire de Fréjus. Ce compte, aujourd’hui suspendu, est ainsi décrit sur Twitter Tracking : « Femmes avec Marine | @FemmesMarine | Les Femmes @Avec_Marine | Compte citoyen de soutien pour l’élection de @MLP_Officiel à la #Présidentielle2017 ».
Pour des raisons inconnues, ce compte Twitter, présenté comme une initiative citoyenne et ensuite validée par le cabinet de campagne, a donc été suspendu, comme l’ont été également la plupart des comptes liés à Paule-Emma Aline (« Christelle »). Cette dernière a créé le site / nom de domaine Les Femmes avec Marine le 27 mars 2017, soit plus de deux mois après le compte officiel créé sur Twitter et le jour d’arrivée en France de la politicienne russe Maria Katasonova qui venait de lancer le mouvement « Les Femmes avec Marine » (Huffington Post).
Malgré la suspension survenue plus tard de ces différents comptes Twitter, il existe des traces de celui officiel « Femmes avec Marine » (@FemmesMarine) et de celui de « Femme Française » créé en 2016 par « Christelle » (https://www.twitter.com/FemmePatrioteFR – @FemmePatrioteFR ; archivé par Twitter Tracking parmi les abonnés du compte officiel de la Ville de Fréjus). Parmi les occurrences où se trouvent associés les identifiants @FemmesMarine et @FemmePatrioteFR, un tweet émanant du Front national du Haut-Rhin apparaît comme étant le plus significatif, dès lors qu’il s’agissait d’un comité de soutien officiel à Marine Le Pen.
De même, Jean-Patrick Fillet, délégué départemental du FN en Vendée, communique sur Twitter au sujet de Femme Française qu’il présente comme le « 1er magazine féminin en Bleu Marine » auprès d’autres cadres frontistes.
• Le silence problématique du Front national
Malgré ces quelques éléments concordants, les traces sur internet restent très rares et il est difficile de savoir si le site Les Femmes avec Marine a réellement existé au-delà d’une simple adresse de redirection vers le site de Femme Française et si cette initiative était liée à la campagne officielle de Marine Le Pen. Seul le Front national, David Rachline en particulier, peut répondre à cette question et savoir également si « Christelle » a été membre du parti – ce que cette dernière réfute.
Quoi qu’il en soit, il semblerait difficile de considérer que le FN ait pu ignorer l’utilisation d’un nom de domaine qui aurait détourné le but de sa campagne officielle au profit d’un site concurrent (Femme Française donc), à moins d’avoir considéré celui-ci comme partenaire, et ne pas chercher à résoudre un telle situation litigieuse.
Dès lors, il suffisait de consulter les registres d’internet et d’entrer en contact avec l’administratrice du site pour exiger des explications de sa part. De là, toute recherche d’information à son sujet aurait conduit tôt ou tard à Debout la France ou à Alain Soral, de par les réseaux et canaux de communication d’un microcosme politique qui offre ces facilités. Ce qui relevait du bon sens lors des présidentielles ne pouvait exiger autre chose qu’un sens politique aigu lorsque, quelques mois plus tard, l’intellectuel emblématique de l’UOIF tant décrié par le FN s’est retrouvé accusé de viol par deux premières plaignantes – dont « Christelle ».
Si le Front national devait affirmer n’avoir rien su, il faudra alors se demander comment l’un de ses pires ennemis – Tariq Ramadan – n’a pas reçu la moindre de ses attentions en dix mois depuis le début de l’affaire, alors même que celui-ci était en position vulnérable, ce qu’ont manifestement compris tous ses autres détracteurs. Et ce, alors que des rumeurs sur les mœurs adultères de Tariq Ramadan circulaient déjà depuis 2014, relayées notamment par Salim Laïbi encore à l’époque membre de la Dissidence et proche d’Alain Soral.
Salim Laïbi avait également apporté certaines précisions : d’abord qu’il avait été auparavant approché par trois femmes (parmi lesquelles, nous le savons aujourd’hui, « Christelle » et Henda Ayari) ; ensuite, dans un style tout aussi complotiste que prémonitoire – puisqu’une une affaire en justice a fini par advenir -, que « le plus naïf d’entre-nous n’ignore pas que les services secrets utilisent prioritairement les femmes et les histoires de coucheries pour manipuler certaines cibles ». Ce qui bien sûr est de nature à relancer les spéculations sur l’éventail des adversaires de Tariq Ramadan qui auraient eu un intérêt à voir tomber ce dernier, et par là-même l’idée d’un « complot ».
CONCLUSION : Une situation explosive à désamorcer
Pourtant, de « complot », sous-entendu structuré, concerté et planifié, il n’y en a probablement eu aucun. En revanche, une accumulation de circonstances auxquelles se se seraient mêlées des tentatives récentes ou passées visant à faire tomber Tariq Ramadan – dans le désordre le plus général, comme cela a transparu -, cela n’est pas seulement probable, c’est ce qui explique l’implacable instrumentalisation politique de cette affaire, qui a vu tous les détracteurs de l’intellectuel – à l’exception du Front national – se manifester et tirer la couverture à eux.
Une fois considéré cela, en réalité ce n’est pas ce qui importe. Ce qui importe, ce sont tous les ravages qu’a engendrés cette instrumentalisation politique. Ainsi, les musulmans se sont vus une nouvelle fois pointer du doigt, sommer de se désolidariser d’un crime dont on ne sait encore rien, pas même s’il est établi – et à ce jour il ne l’a toujours pas été -, et dont de toutes façons ils ne seraient comptables en rien, alors même qu’on met en cause leur foi et leur religion et qu’on les suspecte eux-mêmes d’être complaisants sinon complices.
Nul ne sait si l’affaire en cours, laquelle n’en est qu’au stade de l’information judiciaire, aboutira à un procès en cour d’assises. Mais ce que l’on sait, c’est qu’il y a déjà eu un procès politique et médiatique, non seulement de l’accusé, mais aussi de l’ensemble des musulmans et pas seulement des « islamistes » (que ceux qui prétendent les combattre s’avèrent manifestement incapables d’identifier).
Les propres plaignantes dans l’affaire pénale – Henda Ayari et « Christelle » – ont-elles-mêmes participé activement à ce procès. Qu’elles aient été victimes ou non d’un crime de viol – c’est ce que la justice doit encore établir -, elles se sont ainsi retrouvées accusatrices dans ce procès politique et médiatique également. Elles sont pourtant loin de porter à elles seules cette lourde responsabilité.
Cette charge est largement partagée, à commencer par les détracteurs de Tariq Ramadan, mais aussi une majeure partie de la presse, et ensuite une partie de l’opinion qui a certes été mal informée, sinon informée d’une manière sélective et orientée, et s’est départie de tout esprit critique et a cédé à ses propres passions.
• La logique du bouc émissaire, signe d’un basculement de société
S’il faut le dire, tout cela renvoie à la question de la désignation d’un bouc émissaire dans une société, société dont l’état est révélé notamment par le fonctionnement de la presse qui joue ou non son rôle démocratique. Celui-ci consiste en le respect d’un pluralisme et en l’équilibre ou le rapport de force entre différents partis pris.
Cela devient gênant sinon inquiétant lorsqu’un seul parti pris s’affirme, au point même de s’imposer brutalement, ce qu’a révélé l’affaire Tariq Ramadan, même si cette affaire ne résume pas à elle seule les enjeux de notre société. Lorsqu’un homme présumé innocent en droit se retrouve préjugé coupable de fait, cela pose déjà problème. Cela pose surtout problème lorsqu’il était présumé coupable avant même le début de l’affaire, et pour certains avant même le commencement de la moindre rumeur. Un bouc émissaire est forcément coupable, qu’il le fut ou non réellement pour ce dont on l’accusait.
Au chantage à l’islamophobie souvent évoqué dans cette affaire ont répondu, avec beaucoup plus d’efficacité et de relais dans le débat public, le chantage à l’islamo-gauchisme, mais aussi celui à l’antisémitisme. Cela devient ainsi extrêmement périlleux lorsqu’on en vient à mettre en concurrence des minorités vulnérables et des racismes qui, au-delà des postures observées dans chaque camp, sont non seulement avérés mais en progression.
La société française est-elle pour autant devenue raciste ? Non, mais elle traverse actuellement toutes les étapes d’un éventuel basculement : banalisation et sophistication des idées et de l’argumentaire de l’extrême-droite, progression de cette dernière sur le plan électoral, effondrement des clivages politiques, basculement des discours, résurgence de groupuscules d’inspiration néo-fascistes ou assimilés, progression des racismes précédemment mentionnés parmi d’autres encore, etc.
• Une question non pas de « double audition » mais de surdité
Pour en revenir à l’affaire Tariq Ramadan elle-même, les dix premiers mois écoulés ont démontré que les préoccupations des partisans de l’accusé auraient mérité d’être écoutées, au lieu d’être dénigrées et caricaturées, même si les intéressés ont eux-mêmes prêté le flanc à cela et ont leur propre part de responsabilité et leurs propres torts.
Mais sur la dénonciation d’une instrumentalisation politique et d’un traitement médiatique uniformément partisan, il aurait fallu accepter d’entendre cette critique beaucoup plus tôt. Quant à un « complot », on l’a vu, à moins d’un coup de théâtre dans l’affaire, les ravages de la curée puis du lynchage politique existant sont suffisamment lourds pour ne pas avoir à en imaginer d’autres.
Plus concrètement, aujourd’hui, ce sont les préoccupations exprimées au sujet de l’état de santé de l’accusé et d’un éventuel acharnement judiciaire, qui méritent de ne pas être méprisées. Affirmer cela ne remet pas en cause l’autorité de la justice ni même le principe de sa compétence. Toutefois, les alertes exprimées par l’avocat et l’entourage de l’accusé interpellent vivement : la santé de Tariq Ramadan, atteint de sclérose en plaque et placé en détention provisoire, se serait dramatiquement dégradée en l’absence d’un accompagnement médical adapté.
La justice, pour sa part, estime que le dispositif existe et que les conditions sont réunies pour poursuivre la détention. De même, les motivations invariablement invoquées depuis six mois pour justifier cette détention interrogent désormais forcément un observateur extérieur au regard des éléments connus à ce jour du volet judiciaire et du volet politique.
Les juges sont réputés les plus au fait du dossier et les plus à même de prendre les décisions qui s’imposent. Il vaut mieux le croire et l’espérer, car s’il advenait que ce ne fut pas le cas ici, les conséquences se révéleraient désastreuses : d’un point de vue sanitaire pour l’accusé, moral pour notre société, et forcément social et politique au regard des défis et des tensions auxquels nous faisons déjà face.
Pour finir, il convient de se rappeler d’une vidéo enregistrée par Tariq Ramadan au mois de novembre dernier et rendue publique seulement quatre mois plus tard. Probablement cette vidéo aurait mérité d’être connue beaucoup plus tôt et le discours de Tariq Ramadan entendu, à quelque moment que ce soit.
L’intellectuel y apparaît très lucide sur les enjeux et la portée générale de l’affaire, réfutant pour lui-même et décourageant pour ses partisans toute tentation complotiste, telle qu’on a voulu la lui prêter.
Bien évidemment, ses détracteurs ont invoqué ici un « double discours », ce à quoi il avait lui-même l’habitude de leur répondre qu’ils avaient quant à eux une « double audition ». Or, dans l’affaire en cours, il fallait de toute évidence entendre et respecter la parole des plaignantes, comme il aurait fallu également le faire s’agissant de l’accusé.
Ne pas entendre cela, ce n’est pas être doté d’une double audition. C’est tout simplement ne rien entendre. Ou plutôt refuser d’entendre, de dire et de voir, et porter une lourde responsabilité face à l’Histoire.