Référendum et libertés fondamentales : Vraiment incompatibles ?

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Une vieille controverse s'introduit dans notre pays, tant mieux ! Discutons-la avec d'abord une revue des pratiques dans les pays précurseurs, et une analyse critique des résultats de la présence, ou non, d'une démocratie directe sur les droits et libertés, mais aussi sur la continuité du processus démocratique. Par la suite, étudions les spécificités du cas Tunisien.

1/ La démocratie via référendums à propos des droits et libertés : pas aussi rare que l'on imagine :

L'exemple type est la Suisse, avec un système politique atypique, où les possibilités de référendums sont presque illimitées, couvrent tous les sujets, sont à l’initiative populaire, et ratifient directement la constitution. De 1848 jusqu'à aujourd'hui, plus de 600 référendums ont eu lieu, dont plusieurs qui traitent explicitement des droits et libertés (pour élargir ou restreindre).

De l'autre côté de l'Atlantique, 74 référendums concernant le domaine des droits et libertés ont eu lieu aux USA entre 1959 et 1993. L’Irlande a aussi fait évoluer sa position sur l'avortement via des référendums. La question LGBT a aussi été traitée par la même approche en Slovaquie, Slovénie et Croatie et la liste est longue.

Certes, d'autres pays sont réticents à l'introduction d'une possibilité de vote populaire direct pour traiter des sujets sensibles comme les droits des minorités, mais ces exemples montrent que les deux approches existent ainsi qu'un bon nombre d'études scientifiques pour essayer d'étudier les effets positifs et négatifs de chaque approche.

2/ La démocratie ne peut être une négation de la volonté de la majorité:

On distingue deux approches de la démocratie : celle classique qui l'associe à la volonté majoritaire, et celle censée être plus protectrice des droits des minorités contre la tyrannie de la majorité. La démocratie représentative est censée nous rapprocher de la deuxième alternative, en introduisant des garde-fous et un processus réfléchi et contradictoire qui permet de représenter plus d'un point de vue.

Toutefois, cette démocratie représentative est aussi une représentation de l'avis de la majorité mais d'une façon indirecte et enveloppée. Le parti socialiste français peut voter contre la peine de mort en 1981 contre l'avis de la majorité, bien que Mitterrand ait annoncé explicitement son penchant abolitionniste 2 mois avant les élections.

L'élection se fait sur l'ensemble d'un programme, et non sur un point précis qui peut ne pas être majoritaire (ça dilue en quelque sorte le refus du point spécifique). Imaginons maintenant que la population à cette époque tenait absolument à garder la peine capitale. Elle aurait pu sanctionner le parti qui prône l'abolition pour ladite élection, ou élire un parti qui appelle à la restauration pour l'élection d'après.

Si la majorité veut quelque chose coûte que coûte, elle l'aura via la démocratie représentative. Cette dernière fait avancer les droits des minorités si la majorité le tolère, même si elle est contre !

3/ La préférence des démocraties représentatives (et donc le rejet de la démocratie directe) et la dictature modernisatrice à la Bourguiba : Un gap incompressible et pourtant !

Le rapport COLIBE, censé renforcer les droits et libertés, est défendu en invoquant deux registres incompatibles. D'une part, on évoque une conception "supérieure" de la démocratie et d'autre part on puise dans un registre purement dictatorial, où l'élite éclairée impose sa volonté à un peuple qui n'est pas mature, où les droits et libertés sont au-dessus de la volonté majoritaire indépendamment de la détermination de cette dernière et où l'on opère dans la continuité de l'expérience d’Atatürk, Bourguiba, Nasser, …

Je dis que pour que les rejets du référendum soient crédibles, il faut commencer par se démarquer de ces voix du passé et condamner les appels fascistes et haineux à outrepasser le peuple et à faire un passage en force. Ceci est d'autant plus important que les droits et libertés ont souvent été un des piliers de la dictature et un argument de marketing récurrent vis-à-vis de l'Europe. (De toute façon, vouloir refaire du bourguibisme 60 après, en se basant sur l'argument minable de l'immaturité du peuple, c'est se contredire et condamner l'expérience bourguibienne elle-même, parce que 60 ans ne lui ont pas suffit pour élever le niveau du peuple alors qu'ils furent suffisants dans d'autres pays pour les conduire au développement.

Bochra, présidente du COLIBE, aurait pu invoquer sa qualité de parlementaire, pour rappeler sa légitimité indirecte, mais elle a malheureusement rabaissé le peuple, immature à ses yeux, et pas au niveau des peuples prospères. Mauvaise défense, ou témoignage sincère du fond de sa pensée ?

4/ Les droits et libertés ne sont pas un package homogène et consensuel

Parce que oui, un référendum ne peut avoir lieu sur LES droits et libertés, mais il peut y avoir des discussions sur certains aspects, et un curseur à placer entre la liberté et la cohésion sociale. L’exemple est la loi contre les signes religieux (ostentatoires) en France. Chaque société introduit sa propre interprétation, et ses limites. Il n'y a aucun pays où la liberté est totale.

La nudité est par exemple réprimandée partiellement dans la plupart des villes, bien qu'on ne puisse difficilement trouver un argument autre que l'acceptation sociale, donc l'avis majoritaire.

5/ Peut-on voter par référendum sur tout, y compris l'esclavage ou la démocratie elle-même ?

Toutes ces questions pertinentes, doivent être suivies par des questions similaires, le parlement peut-il voter sur tout, y compris l'esclavage ou la fin de la démocratie ? Certains diront que la constitution l'interdit. Et s'il y a une initiative parlementaire pour modifier la constitution et en finir avec la république pour asseoir légalement une dictature ? Ces risques sont inhérents à la démocratie elle-même, basée sur un pari de confiance en un minimum de bon sens du peuple, mais ça ne condamne pas spécifiquement la voie du référendum en poussant à privilégier la démocratie représentative.

6/ Il y a plusieurs types de référendums

On distingue les référendums par le haut, dont l'initiative est aux mains du pouvoir exécutif et/ou législatif (l'assemblée, ou une minorité de parlementaires). La constitution tunisienne de 2014 prévoit cette possibilité, explicitement pour le cas des choix de société ! On différencie aussi les référendums abrogatifs, ou de veto. Si on retient uniquement la possibilité d'un référendum Veto, c'est qu'on réduit à néant la possibilité qu'un vote direct retire des libertés existantes, et on garde uniquement le risque de retarder le passage de nouvelles. Au cas où le parlement voudrait passer une loi rétrograde, l'option d'un veto populaire ne peut être que bénéfique (d'ailleurs, je pense que c'est pour ceci qu'on l'a introduit dans la constitution)

7/ La démocratie représentative a le devoir éthique d'être honnête.

Honnête veut dire exposer clairement son projet lors d'une compagne électorale, comme l'a fait Mitterrand, puis se baser sur le plébiscite populaire pour l'implémenter via une action parlementaire. Est-ce que c'était le cas en 2014 ? Bien au contraire, il y a un discours d'urgence chez certains partisans de la COLIBE pour passer en force maintenant, parce que l'opportunité peut ne plus se présenter. Vraiment, c'est ça le concept supérieur de la démocratie que vous véhiculez ?

8/ Les référendums universels et les minorités

La voie directe peut permettre une "tyrannie" de la majorité contre une minorité, à condition que cette minorité soit numérique. Les femmes ne sont pas une minorité numérique (elles étaient avant une minorité politique et sociale).

Une majorité simple peut donc être facilement obtenue, s'il s'agit de droits fondamentaux que les femmes revendiquent. Le problème, c'est que l'on veut parfois libérer les femmes de leurs propres convictions (tout comme on a voulu les libérer de leur voile), et ça renforce l'image d'un rapport qui veut changer un mode sociétal avant tout (ça ne serait plus le cas si on accepte le référendum !)

9/ Le référendum accompagne l'évolution naturelle de la société :

Parce qu'on utilise l'hypothèse implicite que les mentalités sont figées, le système de convictions verrouillé (religion oblige!), et qu'un référendum aujourd'hui ou après 50 ans donnera le même résultat. Faux ! L’exemple est l'Irlande qui a voté par voie référendaire à maintes reprises pour légiférer sur l'avortement. En 1983, 66% ont voté pour reconnaître un droit égal à la vie de la femme et du fœtus. Cette loi fut abrogée en 2018, via un référendum, avec le même score, 66% ! La société évolue naturellement, et le vote direct réplique cette évolution.

10/ le risque d'un "Populist backlash"

La ratification d'une loi n'est pas la fin de l'histoire. Rien n'empêche la montée en puissance de partis politiques populistes qui se nourrissent de ce sentiment d'injustice et de déficit démocratique, pour essayer d'abroger la nouvelle loi, voire entamer un retour en arrière (Trump, Salvini, extrême droite partout en Europe).

Ce modèle où une élite décide à l'abri du peuple, déjà en crise en Europe, risque d'exploser en plein vol en Tunisie. Je me contente d'une question sans plus d'analyse : Dois-je supposer qu'on sous-estime ce risque, ou bien devrais-je intégrer comme variable les interférences étrangères, ou le risque d'une fin anticipée du processus démocratique pour protéger les lois nouvellement acquises ?

11 / Pour le bien du modernisme lui-même

Je veux bien trouver une personne qui soit à 100% pour les propositions du rapport, et attaché à la voie du référendum. Cette approche, dans un certain sens, ne peut être que bénéfique aux yeux de quelqu'un qui soutient la COLIBE: Si le rapport passe, alors ça serait un événement historique et fondateur, et s'il ne passe pas, alors même 20, 30 ou 40% est un score formidable (toujours pour un adepte des conclusions du rapport) sur lequel la société civile peut se baser pour continuer la lutte.

Passer une loi correctement après 20 ans, est toujours meilleur que la passer abusivement aujourd'hui. La Turquie a imposé des réformes modernistes dans les années 20, quand la France, plus respectueuse de ses institutions (peu démocratiques selon les normes d'aujourd'hui), rejetait le vote des femmes via le Sénat. La Turquie a enchaîné 80 ans de putschs militaires pour défendre cette laïcité installée par la force, la France a pu emprunter un chemin serein vers la démocratie et la prospérité.

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