Philosophie et psychanalyse /// Fichte et ses deux consciences

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La philosophie de Fichte, dont nous avons abordé le rivage la dernière fois, est un moment de la pensée au cours duquel la spéculation prend une tournure quelque peu vertigineuse. Nous devons d’ailleurs reconnaître au lecteur que notre connaissance de cet auteur demeure modeste : à la fois parce que sa fréquentation a été trop épisodique et parce que l’œuvre elle-même oppose une résistance à l’intelligence.

Aujourd’hui, nombre de commentateurs dénoncent la lecture qui a été faite de sa pensée à partir des critiques hégéliennes et de leurs prolongements marxistes. Ils soulignent que l’œuvre a connu des moments différents, à travers lesquels Fichte a pu répondre à certaines attaques. Dont en particulier celle qui l’accuse de professer un subjectivisme absolu…

Que signifie cette accusation ? Elle signifie que l’affirmation de la centralité du moi dans le processus d’émergence du monde débouche ou plutôt échoue dans une perte de la valeur de vérité du monde et dans une fragmentation des sujets qui, chacun, pourrait-on dire, porte en lui son monde.

Il faut rappeler ici que Fichte éconduit la «chose en soi» à propos de laquelle Kant enseigne qu’en raison de notre finitude nous ne saurions l’atteindre et que, en son lieu et place, nous devons nous contenter du «phénomène» : de ce qui apparaît à notre conscience dans le prisme de notre sensibilité.

Du point de vue de l’auteur de la Critique de la raison pure, malgré la limitation imposée par les conditions de notre finitude, c’est bien la chose en soi qui est visée.

Tout se passe comme si, par sa finitude, le moi se heurtait à l’impossibilité d’atteindre la chose en soi et qu’il s’humiliait lui-même dans l’épreuve de cette impossibilité.

Mais que cette auto-humiliation avait une valeur positive en ce sens que par elle, à sa faveur, s’accomplissait cette sorte de remobilisation de la volonté pour la conquête de la chose en soi à partir de la raison pratique.

Le moi comme auto-position

Par conséquent, même hors d’atteinte du point de vue de notre faculté de connaître, la chose en soi continue de conférer sa puissance objective à notre appréhension du monde, dans la mesure où la raison pratique est conçue comme ce qui prend pour ainsi dire le relais de la raison théorique dans le travail de conquête de la chose en soi.

C’est ce moment de l’humiliation de la raison théorique qui est donc supprimé par Fichte, au profit du moment suivant qui est la connaissance pratique. Du coup, la chose en soi cesse d’être en ligne de mire. D’où l’unité du monde va-t-elle désormais tirer sa légitimité s’il n’est plus question de chose en soi ? Comment la solitude du moi peut-elle, de son seul fond, puiser le socle de ce qui va constituer le monde de tout un chacun dès lors que rien n’est plus visé en dehors de soi, rien n’est plus appréhendé, même de façon négative, même pour déclarer que sa connaissance est décidément impossible ?

C’est là que Fichte fait intervenir sa distinction – qui nous intéresse beaucoup – entre moi empirique et moi pur. Seul le moi empirique est un moi solitaire, qui se prête à l’accusation de subjectivisme quand il prétend s’ériger en norme de la représentation du monde.

Le moi de la conscience pure, lui, renvoie à un acte à dimension universelle : l’acte «d’auto-position». Ce qui fait signe vers le «Je suis, j’existe» de Descartes. Mais l’acte d’auto-position renvoie ici à une expérience originaire dont le sujet n’est pas individuel.

Il a une résonance essentielle dans la communauté de tous les êtres raisonnables. L’unité du monde, et donc la possibilité d’une objectivité, s’enracinent dans cet événement à travers lequel, au moment où se déclare par lui la singularité d’un moi, se révèle en même temps son universalité qui transcende toute individualité.

Appropriation du monde et nation allemande

En somme, cette conscience pure qui précède toute expérience confère au moi une assise large par laquelle, tout en se posant lui-même, il pose dans le même souffle l’existence de la communauté des êtres raisonnables à laquelle il appartient de façon constitutive : nous voulons dire par là qu’il n’adhère pas à cette communauté une fois qu’il s’est assuré de son existence, dans un deuxième temps.

Non, il existe en tant qu’il appartient à cette communauté ! Se poser soi-même, pour le moi, c’est poser cette communauté et se laisser poser par elle. Nous disons ces choses avec toutes les réserves qui s’imposent à la lecture d’un non spécialiste, mais ce qui nous importe, c’est d’apercevoir comment, dans l’idéalisme de Fichte, se réalise cette scission entre un moi qui est synonyme d’individu et un moi dont l’individualité n’est affirmée que dans la mesure où elle fait écho à une réalité qui le dépasse et qui se confond avec la communauté des êtres raisonnables : nous disons «communauté des êtres raisonnables» plutôt que «genre humain», pour conjurer la méprise d’une acception biologiste de ce «territoire».

La représentation du monde échappe ainsi au subjectivisme, aux yeux de Fichte, mais il est clair qu’elle est d’emblée prise dans le projet humain d’appropriation du monde par la «communauté des êtres raisonnables» : que ce projet soit conscient et délibéré – comme il l’est pour la «Nation allemande» – ou qu’il soit en latence et incapable de se saisir lui-même – comme c’est le cas pour les nations du reste du monde.

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