Philosophie et psychanalyse /// Le tournant de Schelling

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Notre voyage se poursuit à travers le chemin difficile de l’idéalisme allemand, dont le criticisme kantien représente la première étape et la philosophie fichtéenne du Moi absolu la seconde. Etant entendu qu’avec Fichte (1762-1814) l’option idéaliste est poussée plus loin, en ce sens que, comme nous l’avons signalé la semaine dernière, la «chose en soi» — inconnaissable pour Kant mais qui tient quand même lieu de réalité — est purement et simplement abolie.

Fichte reproche d’ailleurs à son aîné d’utiliser les catégories, et en particulier la catégorie de la causalité, pour expliquer le surgissement des phénomènes à partir des choses en soi. Or ces catégories, Kant ne nous avait-il pas expliqué, fait valoir Fichte, qu’elles s’appliquaient au domaine des phénomènes : pourquoi étend-il leur usage pour rendre compte de la relation entre la chose en soi et le phénomène en général ?

Nous sommes donc avec Fichte dans une version plus radicale de l’idéalisme : idéalisme dont on rappelle qu’il porte en lui l’affirmation selon laquelle la réalité du monde s’origine dans le sujet. Le monde est posé par le moi ! Il est, dit Fichte, posé comme non posé. D’où sans doute l’illusion qu’il puisse précéder le sujet. C’est justement l’illusion dans laquelle tombent les «réalistes», dont font partie les empiristes.

Voilà : c’est cette version radicale que, en bon disciple, présentera d’abord Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854) en publiant l’un de ses premiers ouvrages : Du moi comme principe de la philosophie (1795).
Cette conception du moi en fait le point absolu de la production du réel. Elle lui confère donc une position de domination ontologique sur les choses.

L’inconscient, ici, n’est pas quelque chose d’inexistant pour autant. On peut même parler de deux formes d’inconscient. La première forme, qu’on pourrait qualifier de positive, ferait référence à cette puissance aveugle en vertu de laquelle le moi produit le monde : car il ne peut pas s’en empêcher ! C’est, pour ainsi dire, le cœur obscur de sa nature solaire.

La seconde forme, celle-là négative, renverrait à la situation où, sans le savoir, le moi se mettrait à se dépouiller de son pouvoir créateur, à ne plus appréhender le réel que comme déjà donné… Il y a dans le moi lui-même un pouvoir d’auto-destitution qui se traduit donc par cette volonté de placer la vérité du réel en dehors de soi, du côté du non moi, et ce pouvoir-là demeure inaperçu en tant que tel, comme en un point aveugle…

Un certain retour à Spinoza

Ce second inconscient s’impose forcément à l’observation dès lors que l’on a reconnu une puissance absolument créatrice au moi, car la question qui se pose désormais est celle de savoir pourquoi elle est généralement si peu aperçue et pourquoi le réalisme est finalement la règle parmi les humains. D’où vient cette cécité, ce refus de voir, quand il s’agit pour l’homme de considérer son pouvoir de création du réel ?

Bref, nous serions là dans un inconscient qu’on appellera l’inconscient de la démission ou du déni de soi : le moi ne peut pas s’empêcher de se déshériter de ses attributs royaux. Mais il y aurait quelque chose de pathologique dans cette renonciation compulsive.

Nous avons vu la semaine dernière que le moi avait pour Fichte deux formes à ne pas confondre : le moi pur et le moi empirique. Voilà maintenant que nous distinguons dans sa pensée deux types d’inconscient, même si le mot n’a pas à son époque la signification qu’il a prise pour nous.

Or l’idéalisme allemand va bien sûr continuer de nourrir notre recherche sur la question de l’âme et sur celle des soubassements intellectuels de la psychologie moderne. Et ceci pour cette raison d’abord que le « disciple » que nous avons évoqué plus haut – Schelling – va se révéler être un adversaire.

Il va jeter les bases d’une réflexion novatrice qui sera la référence de tout un courant romantique dont Goethe est un des représentants les plus illustres et qui va nous livrer sur l’inconscient un point de vue encore différent.

La rupture de Schelling par rapport à la philosophie de Fichte est en réalité liée à une crise de la science mécaniste héritée de Descartes et que Kant, et Fichte à sa suite, ont reconduit moyennant l’affirmation que la nécessité qui gouverne la nature est une production du sujet lui-même. Or, pour Schelling, cette science mécaniste ne rend pas compte de l’ensemble des phénomènes, et en particulier du dynamisme du vivant.

Nous assistons alors en Allemagne à un retour en grâce de la pensée de Spinoza, avec sa fameuse distinction entre « nature naturée » et « nature naturante ». Le jeune Schelling reprend à son compte cette distinction pour faire valoir que la science mécaniste ne s’occupe que de la nature naturée, en passant à côté de la nature naturante, qui représente justement la nature en tant que créatrice de formes… en tant qu’elle se confond avec Dieu.

Une pensée de l’identité

Pour notre philosophe, qui se lance dans des études de médecine, il n’est plus possible, à partir de là, de réduire la nature à une production du moi : il y a de la nature dans l’esprit comme il y a de l’esprit dans la nature.

La considération de cette présence de l’esprit, ou du divin, dans la nature fait que l’on rouvre la porte à la métaphysique, c’est-à-dire à une connaissance des réalités suprasensibles, et cela non seulement contre Fichte mais aussi, bien sûr, contre Kant. Schelling ne cesse pas d’être un idéaliste : il continue de reconnaître au moi une puissance créatrice du réel.

Mais il assortit son idéalisme d’un réalisme, en ce sens qu’il admet aussi qu’il y a en dehors du moi une réalité irréductible au moi et qui l’assaille de la plénitude de sa puissance… Ce qui pousse Schelling à développer une philosophie de l’identité, au sens où c’est le même esprit qui agit au cœur du moi et au cœur de la nature, dans sa partie « naturante » ou créatrice.

On voit que ce retour au réalisme, sans abolir la position idéaliste, la nuance et que, d’autre part, il ne rejoint nullement le réalisme des empiristes. En revanche, on peut bien dire qu’il se rapproche de l’origine « alchimiste » de l’empirisme : celle que nous avons évoquée il y a plusieurs semaines quand nous avons parlé de Bacon et, surtout, de Paracelse.

Nous retrouvons dans l’idéalisme schellingien cette même attention dans la nature aux forces invisibles, avec leurs pôles et leurs puissances d’attraction et de répulsion, qui ont marqué la pensée des anciens alchimistes et autres adeptes du magnétisme.

Mais une différence s’impose : les alchimistes étaient préoccupés par l’usage qu’ils pouvaient faire de ces forces en vue de guérir les corps et les âmes, tandis que Schelling, et le courant romantique à sa suite, sont soucieux de retrouver le sens d’une contemplation et d’une intelligence de cette réalité qui échappe à la puissance créatrice du moi et de réconcilier ce dernier avec une forme de religiosité dans le spectacle de la nature. C’est ce que notre philosophe appelle la « Naturphilosophie ».

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