Philosophie et psychanalyse /// Schopenhauer : retour à Kant et Métaphysique de l’amour

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Au risque de nous répéter, Hegel fut un penseur fécond : autant par le contenu de son œuvre que par l’importance des réactions qu’il a suscitées contre lui et qui eurent elles-mêmes un destin non négligeable dans l’histoire de la pensée.

Nous avons évoqué Kierkegaard, dont nous avons rappelé qu’il fut le fondateur de l’existentialisme moderne à la faveur d’un retour au christianisme. Nous avons appelé à la barre Karl Marx, dont le nom est plus familier sans doute que n’importe quel philosophe parmi la masse des gens depuis le début du siècle dernier, tant il a marqué notre époque de ses idées en matière de lutte contre la domination économique des hommes par les plus nantis d’entre eux… Il en existe d’autres.

Mais le nom de Schopenhauer occupe sans doute une place particulière. Beaucoup l’ignorent, mais Arthur Schopenhauer (1788-1860) fut une référence privilégiée de toute une génération de poètes et d’artistes dès la fin du XIXe siècle. Nietzsche écrivit sa Naissance de la tragédie — un de ses textes les plus remarquables — en étant sous l’influence et en admiration de Schopenhauer.

Il y a entre les développements sur le thème de l’art dans Le monde comme volonté et comme représentation et les thèses du jeune Nietzsche sur le théâtre et la musique une ressemblance frappante.

Or ce philosophe vouait un mépris féroce à Hegel et l’opposition à ce dernier lui a servi d’aiguillon essentiel dans la construction de son œuvre. D’autre part, la connaissance de sa pensée révèle que la psychanalyse lui doit beaucoup dans la construction de ses conceptions les plus fondamentales… qu’elle le reconnaisse ou qu’elle le dissimule !

Nous allons essayer justement d’établir le lien entre la critique qu’il développe de la philosophie de Hegel d’une part et, d’autre part, les idées qui vont pouvoir servir de soubassement à la psychanalyse.

Pour commencer, il faut revenir à sa critique de l’idéalisme et son retour à Kant sur la question de la «chose en soi». Schopenhauer désavoue le geste de Fichte qui, au prétexte que Kant aurait utilisé la catégorie de la causalité en dehors des limites qui lui sont impartis, à savoir celles des phénomènes, récuse l’idée que pour que quelque chose apparaisse à la conscience, il est nécessaire que quelque chose existe en dehors de soi qui la fasse apparaître.

La position kantienne est bien celle-là : nous ne connaissons pas la chose en soi, car notre connaissance est déterminée par les conditions de l’espace et du temps, qui lui font écran, mais tout ce que nous percevons tire en quelque sorte sa matière de la chose en soi.

Pour Fichte, au contraire, le sujet tire entièrement de lui-même et la forme et la matière de ses connaissances… C’est ce qu’il développe dans son œuvre principale, la Wissenchaftslehre (La Doctrine de la science), que Schopenhauer déforme malicieusement en l’appelant la Wissenschaftsleere (Le Vide de la science).

Une volonté qui rime avec cécité

On se souvient pourtant qu’avec Schelling, la position de Fichte est fortement nuancée, en ce sens que oui, la connaissance relève chez l’homme d’une production qui ne doit rien au monde en dehors de soi mais, dans le même temps, il existe une autre forme de connaissance, non pas rationnelle mais intuitive, par quoi la conscience se rend attentive à la présence en dehors d’elle de quelque chose d’irréductible au sujet connaissant.

Ce quelque chose, c’est la Nature, à laquelle Schelling reconnaît un caractère divin, et à sa suite tout le courant du romantisme allemand.

On se souvient aussi que Hegel accorde cette même objectivité à l’Esprit, dont il fait de la manifestation dans le monde le moteur de l’Histoire. Cependant, cette auto-affirmation de l’Esprit n’est jamais dissociable du sujet connaissant, ou philosophant. Tant et si bien que c’est dans le «Savoir absolu» auquel accède ce dernier que se révèle l’Esprit dans toute sa vérité.

Ce qui signifie donc que la position en dehors du sujet d’un réel — l’Esprit — est contrebalancée par l’affirmation selon laquelle l’accomplissement de la vérité de l’Esprit requiert de façon nécessaire la pensée du sujet : c’est dans le travail de questionnement philosophique visant l’Esprit que, du point de vue de Hegel, l’Esprit advient !

On ne quitte donc pas cette centralité du sujet propre à l’idéalisme, que Kant dénonçait en découvrant les travaux de Fichte… Et que Schopenhauer va dénoncer à sa suite en se réclamant de son autorité !

Pour autant, Schopenhauer tente de surmonter la difficulté opposée en son temps par Fichte. Il n’y a pas, dit-il, de rapport de causalité entre la chose en soi et le phénomène. La causalité, dans ses différentes formes, est tout entière dédiée à ce qu’il appelle le «monde de la représentation». Mais, poursuit-il, cela n’empêche pas que tout ce qui survient dans ce monde de la représentation n’est qu’une sorte d’écho ou de manifestation provenant d’un autre monde, qui est absolument inconnaissable.

Mais quel est ce monde dont nous ne savons rien et à propos duquel ne s’applique aucune acception de la causalité, y compris la causalité finale ? C’est ce qu’il appelle le «monde de la Volonté». Le terme «volonté» est à distinguer de son sens habituel, lorsque nous le rattachons à un sujet.

Il désigne plutôt l’absence et d’origine et de but d’un réel qui n’est d’ailleurs ni dans le temps ni dans l’espace, et qui cependant constitue la matrice de notre être, nous les humains, nous les vivants d’une façon générale.

Un «réalisme brutal»…

La Volonté, c’est la réalité primordiale dont rien n’est indépendant, si ce n’est par un effet d’illusion. Nous sommes, avec notre prétention au libre-arbitre, dans une relation qui évoque en un sens celle que décrivait Spinoza en parlant de notre relation à la substance cause de soi : notre liberté à l’égard de la causalité qui gouverne le monde de façon infaillible n’est, proclamait le philosophe hollandais, qu’une vaine revendication.

A ceci près qu’il n’y a plus ici de cause : la Volonté est sans cause et elle veut sans cause. Elle ne veut rien d’autre qu’elle-même, indépendamment de tout but moral qu’on voudrait lui assigner par méconnaissance de sa nature, ou plutôt de son absence de nature.

Tout ce que nous entreprenons, les actions viles comme celles que nous qualifions de nobles et de sublimes, tout cela n’a pas d’autre vérité, en son fond, que cette volonté qui nous gouverne de façon souterraine et aveugle.

Il en est ainsi des sentiments amoureux, malgré le désintéressement que nous voulons y voir ou que nous croyons y mettre. Ce qui est en jeu avec eux n’est rien d’autre que la perpétuation de l’espèce… «J’entends d’ici les cris qu’arrache aux âmes élevées et sensibles, et surtout aux âmes amoureuses, le brutal réalisme de mes vues, et cependant l’erreur n’est pas de mon côté.

La détermination des individualités de la génération future n’est-elle pas, en effet, une fin qui surpasse en valeur et en noblesse tous leurs sentiments transcendants et leurs bulles de savon immatérielles ?», argumente le philosophe dans sa Métaphysique de l’Amour, qui est un supplément au Monde comme volonté et comme représentation.

En mémoire de Socrate et de Diotime

Pour Schopenhauer, les amoureux ne sont dans leur passion que des pantins, pour ainsi dire. Ils ne construisent des temples à leur amour que pour mieux consacrer le triomphe de l’instinct qui les anime, qui est essentiellement sexuel et qui se sert d’eux pour perpétuer la loi de la Volonté universelle.

L’objet du désir n’est qu’un piège, purement contingent, afin que s’accomplisse cette loi, car le désir est en réalité à lui-même son propre objet, et le fait qu’il proclame sa fidélité éternelle à l’aimé(e), à l’unique, n’est qu’un stratagème pour asseoir sa domination.

Toux ceux qui s’étonnent de l’importance accordée à la sexualité par Freud cessent de le faire en découvrant que Schopenhauer l’y avait précédé, en fondant toutefois ses vues sur une «métaphysique»… Il est vrai que le médecin viennois pouvait d’autant moins reconnaître sa dette qu’il affichait son mépris envers toute métaphysique…

En fait, cette dette a été reconnue : «Très rares sont sans doute les hommes qui ont aperçu clairement les conséquences considérables du pas que constituerait, pour la science et la vie, l’hypothèse de processus psychiques inconscients. Mais hâtons-nous d’ajouter que ce n’est pas la psychanalyse qui a été la première à faire ce pas.

On peut citer comme précurseurs des philosophes de renom, au premier chef le grand penseur Schopenhauer, dont la «volonté» inconsciente peut être considérée comme l’équivalent des pulsions psychiques de la psychanalyse.

C’est le même penseur du reste, qui, en des termes d’une vigueur inoubliable, a rappelé aux hommes l’importance encore sous-estimée de leurs aspirations sexuelles». (Une difficulté de la psychanalyse, Freud 1917, 187)
Schopenhauer est bien sûr présenté comme un simple «précurseur» mais il n’est pas occulté…

La succession s’opère, d’une conception qui voit dans l’amour un jeu de simulacre, par rapport à quoi l’instinct a précellence. Et c’est un défi lancé à la face de la philosophie qui, en mémoire de Socrate et de Diotime, se souvient de sa dette à l’Amour…

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