J’ai parfois un peu honte de ma génération. Celle qui célébra ses vingt ans les pavés de mai 68 à la main. Née après la guerre, elle n’en connut pas les restrictions de nourriture et de liberté. À la Libération, le Pays était à reconstruire. Elle en devint d’autant plus précieuse aux yeux de la société qui inventa la Sécurité Sociale pour qu’elle soit mieux soignée et grandisse dans les moins mauvaises conditions. Un Président du Conseil fit même distribuer du lait dans les écoles publiques pour pallier, au moins officiellement, aux derniers problèmes de malnutrition.
Trop jeune pour être envoyée sur les champs de bataille de la décolonisation, cette génération n’en connut pas les affres et les douleurs. Mais elle piaffait d’impatience face à ce monde qui s’ouvrait devant elle. Nombreuse et ardente, elle bouscula bientôt l’ordre établi.
D’abord pour obtenir pour les garçons le droit de visite dans les dortoirs des filles afin de mieux préparer dans la collégialité les examens à venir. Puis pour mettre en pratique les nouvelles libertés offertes par les études universitaires et la pilule contraceptive. Il ne fallut pas longtemps aux "révolutionnaires" pour s’emparer des leviers de commandes dans les administrations, les entreprises et l’État.
C’est alors que l’on prit conscience qu’il devenait choquant pour ne pas dire pitoyable et injuste de laisser vivre les vieux avec le maigre pécule qu’on leur abandonnait à leur mise au placard quelques années seulement avant leur mort. On augmenta progressivement cette pension inventée au sortir de la guerre.
Ceux-là qui avaient connu, eux, les souffrances de la déportation, des stalags ou de l’occupation nazie et avaient travaillé dur pour élever, former et éduquer ces nouveaux et brillants actifs, méritaient bien de pouvoir couler leurs derniers jours décemment.
Le principe en est simple. Celles et ceux qui travaillent cotisent pour abonder les caisses destinées aux retraités. Mais ces prélèvements solidaires sur les revenus pesèrent bientôt trop lourdement sur les porte-monnaie avides de loisirs. On finança sans vergogne par l’emprunt. Les générations suivantes n’auront qu’à se débrouiller !
En 1914, un ouvrier ou un paysan vivaient, en gros, 500 000 heures. Comme ils travaillaient 200 000 heures et dormaient autant, il leur restait 100 000 heures pour apprendre, aimer, prier, boire, lire, écouter de la musique, rire, voyager. En un mot pour vivre.
Aujourd’hui, l’espérance de vie est, en gros, de 700 000 heures. Nous ne travaillons plus que 70 000 heures et nous étudions 30 000 heures. Comme nous dormons deux heures de moins par jour que nos anciens, il nous reste 400 000 heures pour aimer, prier, boire, lire, écouter de la musique, rire, voyager. En un mot, pour vivre. Et que faisons-nous, nous que les étoiles ont plutôt favorisés ? Nous nous plaignons !
Nous nous plaignons du vent, de la pluie, de la canicule, de la sécheresse, du mauvais temps en général après avoir allègrement œuvré à démultiplier la pollution et le dérèglement climatique. Nous nous plaignons des ralentissements de la circulation à la campagne comme à la ville. Nous nous plaignons de n’avoir pas de fraises à noël pour accompagner nos délires de consommation.
Nous nous plaignons de l’absence de goût des tomates qui sont toujours trop chères, sans considération aucune pour ceux qui les produisent. Nous nous plaignons de voir nos revenus diminués de quelques dizaines d’euros. « Nous irons moins au restaurant ! » « Nous voyagerons moins loin ! » « Nous changerons moins de voiture ! »
Nous devrons nous y faire. Nous avons mené le jeu pendant quarante ans mais nous avons perdu la main ! Et, tout naturellement, au profit de nos propres enfants que nous avons élevés, instruits et éduqués et qui tiennent aujourd’hui les cordons de la bourse.
Reconnaissons toutefois que ces soixante-huitards qui se lamentent demeurent encore très actifs et s’investissent souvent dans les associations caritatives tout en aidant leurs enfants et surtout leurs petits-enfants qu’ils ont la chance aujourd’hui de voir entrer dans la "vie active". Alors, cessons de geindre et de récriminer et employons-nous plutôt à corriger les erreurs que nous avons pu commettre !