Je l’ai suppliée de m’autoriser à l’accompagner à l’université où elle allait faire son inscription. Mais comme toutes les filles de son âge, ma fille ne voulait pas se faire voir accompagnée par son papa à la fac. Je voulais tellement revoir le milieu où j’ai passé une des plus belles périodes de ma vie. C’est un désir irrépressible qui m’a soudainement pris…
Ouf ! Elle a enfin accepté à condition de me larguer juste à l’entrée et me récupérer dès qu’elle décide de rentrer.
Le lendemain, en route pour notre campus national, j’étais excité à l’idée de retrouver, après tant d’années, cette belle faculté de droit et des sciences économiques et politiques.
J’imaginais encore ces deux grosses bâtisses : le grand amphi et le bloc administratif où logeaient à l’étage la bibliothèque et ses espaces de révision. Entre les deux, une placette et des aires d’un gazon toujours vert et agréablement entretenu. Tout autour de ces petits espaces se trouvaient quelques bancs rudimentaires mais très accueillants.
Cette placette était aussi stratégique que la table de Jugurtha. Elle surplombe l’accès à tout le campus. De là, on voyait arriver les BOP, d’étranges personnes qu’on soupçonnait être des milices qui se faufilaient à l’intérieur de l’administration ou simplement les bus, 38 et le « spécial », qui déversaient ou prenaient les flux d’étudiants de ou vers Tunis.
Le panorama nous permettait de surveiller le chemin vers le resto U, l’ENIT à l’architecture russe et la fac des sciences à l’allure française. Notre fac était la seule qui se rapprochait de l’idée de campus américain comme on le fantasmait à partir des films de l’époque.
Sur cette place s’ouvrait une cafétéria où trônaient Ali et ses garçons qu’on connaissait de prénoms, quartiers d’origine et surtout équipes sportives favorites.
On sirotait nos cafés sur les bancs devant la buvette en faisant des mots fléchés et en refaisant le monde. On discutait du dernier film de Chahine, Gavras, Hitchcock ou …Louis de Funès, de la dernière pièce de la troupe de Gafsa ou du Kef ou simplement de la variété de Rafaella Carra sur la RAI uno.
On s’échangeait les livres de Samir Amin, Nejib Mahfoudh, Sartre ou de Beauvoir… les cassettes de cheikh Imam ou de Habbouba tous deux interdits des ondes et des plateaux tv.
On se passait l’article censuré du « Le Monde », de « Jeune Afrique » ou « d’Afrique-Asie » de la semaine dernière …ou de celle d’avant. On parlait de mode ou de musique occidentale et on rigolait en se taxant de verser dans la « Mouyou3a » (décadence)…
Les « engagés », pâles copies de soixante-huitards, se reconnaissaient à leurs longues chevelures frisées, leurs sacs en bandoulières et aux nombreux vieux journaux et copies d’articles qu’ils trimballaient tout le temps sous les bras…
Nos héros flamboyaient encore par leurs auras et certains par leurs actualités : le Che, Mao, Sartre, Palash, Nasser, Leila…mais aussi Pelé, Chaïbi, Jouini, Nahdi.
Nos causes étaient liées aux combats pour la liberté des Etats, des classes, de la femme, des jeunes…nous ne pouvons être qu’à coté des opprimés, des exploités, des faibles et des affaiblis…on se sentait les nouveaux chevaliers de notre époque et on glorifiait ceux qui se donnaient à ces causes.
A droite de la cafétéria, s’érige le coin le plus sacré et le plus emblématique de ce campus : la Roche de Socrate.
(À suivre)