Lorsqu’ils traçaient leurs sentiers de ferme en ferme et de bourg en bourg, les paysans de jadis avaient à cœur de respecter les vieux chênes centenaires, les ormes majestueux et les solides fayards qui peuplaient déjà nos contrées lorsque Rome abattit ses légions sur la Gaule.
Les routes en ont conservé un goût prononcé pour le vagabondage entre champs et châtaigneraies. Je parviens enfin à atteindre la vitesse folle de quatre-vingt kilomètres par heure sur une courte ligne droite lorsque, soudain, jaillissant du sous-bois, deux chevreuils traversent la chaussée. Mes reflexes de jeune homme me permettent d’éviter un choc fatal. Je lâche néanmoins un inutile "pouvez pas faire attention ?"
Retrouvant rapidement les virages habituels, je me reproche malgré tout mon apostrophe. Les deux bêtes, probablement très effrayées, ont certes traversé ma route mais c’est tout de même d’abord ma route qui traverse leur territoire. Un territoire que leurs ancêtres occupaient déjà bien avant l’arrivée de Cro-Magnon lui-même ! Quelle perversion de l’esprit m’a ainsi égaré ?
De même entend-on régulièrement des automobilistes se plaindre des radars qui les verbalisent lorsqu’ils dépassent la vitesse limitée par le code de la route. "Ils" les plantent là pour remplir les caisses, disent-ils ! Peut-être ! Mais aucune loi n’oblige l’automobiliste à dépasser les vitesses limitées. Et c’est précisément parce qu’il a tendance à les dépasser que ces radars sont mis en place. Quelle perversion de l’esprit conduit donc le contrevenant à penser le contraire ?
Depuis cent ans, les campagnes se dépeuplent. L’industrialisation a offert aux paysans, certes un travail souvent pénible mais ils en avaient l’habitude, mais surtout un revenu régulier fut-il trop souvent maigre. Devenus ouvriers, ils sont naturellement allés vivre à la ville auprès de leurs usines. L’eau, le gaz et l’électricité à tous les étages apportaient aux ruraux un réel confort.
Loger en HLM fut, à une époque, une forme de promotion sociale. Les villages d’aujourd’hui ne sont plus guère habités que par quelques retraités revenus vivre au Pays ou quelques réfractaires à la vie citadine trop peu nombreux pour justifier d’aussi abondants services publics qu’autrefois, services publics dont ils usent d’ailleurs de moins en moins par la grâce d’internet.
Quelle association rurale de parents d’élèves n’a jamais manifesté contre une fermeture de classe ? S’ils faisaient plus enfants, rétorqua un jour cette grand-mère aux cinq maternités, il y en aurait plus dans les écoles qui resteraient ouvertes ! Par quelle perversion de l’esprit les jeunes couples pensent-ils le contraire ?
Le déficit de l’État est endémique. Or tout ménage sait bien qu’il ne peut durablement dépenser plus qu’il ne gagne. Mais tout ménage se plaint aussi et à la fois de l’importance de l’impôt sous toutes ses formes et du manque de moyens de l’Hôpital, de la Police et de la Fonction Publique en général. Quelle perversion de l’esprit conduit ainsi les entendements sur les chemins de l’incohérence ?
Mais j’arrive chez mon ami dont la maison se dresse sur l’une des plus hautes collines des Monts. Depuis ce promontoire, la vue sur la vallée est grandiose. L’automne commence à roussir les futaies et ajoute ses teintes fauves au caléidoscope des verts les plus pâles aux verts les plus profonds. Un tableau chamarré où la route dessine la saignée argentée d’un labyrinthe tortueux comme une perversion de la pensée.