Suite de l’achèvement historique des travaux de l’Instance vérité et dignité en Tunisie et de sa conférence de clôture, le 14 et 15 décembre. L’IVD a exposé les nombreuses mesures de réparations et de préservation de la mémoire qu’elle recommande. ONGs et représentants de la société civile ont également pu avancer leurs exigences.
Sur les 57 000 victimes dont les dossiers ont été retenus par l’Instance vérité et dignité (IVD), 19 252 ont subi des violations graves des droits de l’homme : homicides volontaires, procès inéquitables avec condamnation à mort, arrestations arbitraires, tortures, viols, disparitions forcées... Toutes formes de discriminations ont ciblé les régions et les territoires mais également les communautés juive, noire, amazighe et chrétienne de Tunisie qui ont présenté des plaintes collectives à l’Instance.
Hayet Ouertani, présidente de la commission Réparations et réhabilitation a présenté les grandes lignes du programme global de dédommagement et de réhabilitation des victimes individuelles et collectives, conçu en concertation avec la société civile et les victimes lors de plusieurs cycles d’ateliers, de consultations et de sondages d’opinions.
Des excuses officielles à la révision des lois
« Les victimes souffrent aujourd’hui à 72 % de complications physiques et à 88 % de problèmes psychologiques visibles à travers des situations de dépression, de stress post-traumatique, d’isolement et de panique. Beaucoup d’entre elles nous ont confié être toujours incapables de passer devant un poste de police sans trembler de la tête aux pieds », explique Hayet Ouertani.
Beaucoup de victimes nous ont confié être toujours incapables de passer devant un poste de police sans trembler de la tête aux pieds.
Les recommandations de sa commission, qui se sont inspirées des revendications des victimes, vont des excuses officielles au dédommagement matériel, la restauration des droits, la révision de certaines lois ne protégeant pas assez les enfants et les femmes, la mise en place de dispositions spéciales pour prévenir la torture et le viol, et l’amélioration des conditions d’incarcération dans les prisons. La criminalisation par les juridictions tunisiennes de la disparition forcée fait également partie des réformes proposées par la Commission. La préservation de la mémoire, enfin, renforce ce dispositif de réparations.
Les minorités n’ont pas été oubliées : le rapport final veut garantir leurs droits au respect d’une identité propre et à la pratique d’une langue parfois différente de la langue officielle du pays.
Un fonds de réparations ?
Pour les régions, quartiers et territoires victimes, qui ont présenté 220 dossiers, la commission préconise une liste de réparations qui tournent, pour la plupart, autour d’une discrimination positive au bénéfice de ces lieux, marginalisés d’une manière méthodique par le passé malgré un foisonnement de richesses naturelles et humaines.
« A côté des excuses officielles et des formes symboliques de réparations, ces régions ont droit à une meilleure qualité de l’éducation, des services de santé, de l’environnement, d’accès à l’électricité, à l’eau et à la culture. Les enfants dans ces zones-là sont confrontés à des écoles rurales démunies de tout et de moyens de transport rudimentaires. Les femmes, elles, sont discriminées quant à leur salaire dans les activités agricoles », précise Hayet Ouertani.
La commission préconise une liste de réparations autour d’une discrimination positive au bénéfice des lieux marginalisés.
Elle propose donc qu’une structure spécialisée multidisciplinaire soit créée dans les 24 gouvernorats du pays pour prendre en charge les divers besoins des victimes et leur réhabilitation, et qu’une institution publique mais indépendante du gouvernement dirige le Fonds de la dignité pour la réparation et la réhabilitation des victimes.
Lieux de mémoire
Le colloque de clôture de l’IVD a mis en exergue une recommandation insistante des victimes, qui est aussi inscrite dans la loi sur la justice transitionnelle : la question de la préservation de la mémoire.
Adel Maizi, président de la commission Mémoire, a détaillé un ensemble de mesures pour, affirme-t-il, « ne pas oublier ce qui s’est passé chez nous et prémunir les générations à venir d’une répétition des atteintes ». Son programme propose l’édification de mémoriaux, de musées et de circuits de la mémoire dans diverses régions du pays.
Le colloque de clôture de l’IVD a mis en exergue une recommandation insistante des victimes, qui est aussi inscrite dans la loi sur la justice transitionnelle : la question de la préservation de la mémoire.
La prison du 9 avril à Tunis, par exemple, a été construite en 1903 par les Français et démolie sous le régime de Ben Ali, en 2009. Toutes les familles d’opposants ont séjourné dans cet enfer doté d’un puits et d’une guillotine. Tortures, viols et violences sexuelles, humiliations et privations y ont été pratiqués. Or, « rien aujourd’hui sur ce site transformé en jardin public ne rappelle toutes ces exactions, ni ce passé noir », souligne Adel Maizi. « Nous proposons d’y ériger un mémorial au-dessus duquel on inscrirait l’historique de la prison et les noms de ses victimes », dit-il.
Les représentants de la société civile s'expriment sur le travail de l'IVD. [© IVD Media Center]
La commission Mémoire a pensé aussi à un musée dans la rue Sabbat Eddhlam (la porte de l’obscurité), dans les dédales de la médina de Tunis où des youssefistes (opposants au président Bourguiba) ont été torturés. Un lieu de visite est par ailleurs suggéré sur les hauteurs de la montagne Agri, aux environs de Tataouine, dans le sud du pays, où des fausses communes à ciel ouvert de fellaghas ont été retrouvées par les équipes de l’IVD.
Les archives, « cet inépuisable trésor »
La réforme du cadre légal de l’institution des Archives nationales doit répondre aux spécificités des archives de la justice transitionnelle, composées en grande partie d’enregistrements vidéos de 50 000 victimes. « Cet inépuisable trésor », selon les termes d’Adel Maizi, doit pouvoir être à la fois sécurisé, notamment pour toutes les données personnelles qu’il recèle, et ouvert aux chercheurs des sciences humaines.
D’autres recommandations de l’IVD ont mis en exergue l’urgence, d’une part, de réformer des lois et des dispositions dans la finance qui ont rendu possible les malversations et la corruption et, d’autre part d’accélérer la révision du Code pénal et du Code de procédure pénale.
Ecarter de l’administration, la police, la justice et l’ensemble des institutions étatiques, « ceux qui ont commis des crimes contre nos institutions au nom de l’État », a relevé Sihem Bensedrine, présidente de l’IVD, fait l’objet d’une recommandation insistante de la Commission. Tout comme l’indépendance de la justice, la protection des juges des chambres spécialisées et le renforcement des capacités des instances constitutionnelles indépendantes, véritables remparts contre les abus de l’Etat en matière des droits de l’homme.
Il faut écarter de l’administration, la police, la justice et l’ensemble des institutions étatiques ceux qui ont commis des crimes contre nos institutions au nom de l’État.
L’article 70 de la loi relative à la justice transitionnelle stipule que le gouvernement doit préparer, dans un délai d'un an à compter de la date de publication du rapport final de l’IVD, un programme d’action pour en appliquer les recommandations et les propositions. Ce programme doit être soumis par la suite à l’Assemblée des représentants du peuple, qui devra contrôler sa mise en œuvre à travers une commission parlementaire à laquelle prendront part des associations concernées par le processus de justice transitionnelle.
« Je m’excuse au nom des magistrats de Tunisie… »
Voilà pourquoi le dernier panel du colloque était réservé à la société civile. Une vingtaine d’ONG tunisiennes et internationales se sont associées pour prolonger la discussion sur les recommandations de l’IVD, dont Bawssala, la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’Association des magistrats tunisiens, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux, Avocats sans frontières, le Centre international pour la justice transitionnelle, l’Organisation mondiale contre la Torture, Alert International, etc.
Ces ONG, qui auront un rôle fondamental dans la période post-IVD afin de vulgariser le contenu du rapport et pousser les autorités à mettre en œuvre ses grandes lignes, ont-elles-mêmes présenté un ensemble de recommandations à court et moyen terme.
Elles ont appelé à la publication du rapport de l’IVD dans son intégralité au Journal Officiel, conformément à la loi. Elles demandent également à être consultées et associées tout au long de l’élaboration du plan d’action et de suivi du gouvernement.
Appelant les autorités à répondre favorablement aux recommandations de l’IVD, elles ont insisté sur la nécessité de protéger l’intégrité physique et morale des magistrats des chambres spécialisées, des victimes et des témoins, ainsi que des fonctionnaires et commissaires de l’IVD à l’issue de leurs travaux.
Nous nous engageons pour que plus jamais ne se répètent les crimes et violations du passé !
La conférence s’est conclue sur un moment fort lorsque, à l’issue de la dernière journée, le président de l’Association des magistrats tunisiens (qui fait partie des associations victimes de la dictature), Anas Hamadi, s’est exprimé, la voix tremblante d’émotion : « Tout le monde attend les excuses officielles du président de la République. Viendront, viendront pas ? Personne ne sait. Je représente ici la structure qui rassemble le plus grand nombre de juges. En mon nom et au nom de mes collègues, je voudrais présenter mes excuses à tous ceux qui ont subi dans les périodes antérieures des préjudices et qui n’ont pas rencontré chez les magistrats devant lesquels ils ont comparu justice et équité pour leur complicité avec le pouvoir politique. Nous nous engageons pour que plus jamais ne se répètent les crimes et violations du passé ! »