Sur une chaîne qu’on dit sponsorisée par les amis de Youssef Chahed, dans une interview retransmise en différé, un modèle d’anti-interview menée par un journaliste posé là pour, comme on dit familièrement, « servir la soupe » et « passer les plats » les uns après les autres, le chef du gouvernement a donné vendredi soir des réponses attendues à des questions commanditées, sans que ne vînt jamais la moindre contradiction, le moindre rebond, le moindre travail au corps à corps qu’impose ce type d’exercice journalistique.
Le Chef du gouvernement l’a fait sur son ton habituel, égal, placide, monocorde, en bon élève que j’aurais moi-même en tant qu’enseignante qualifié sur son bulletin de « sérieux, appliqué et studieux », enfermant des vérités sommaires dans de petites cases prédestinées : sans passion, ni imagination, ni fantaisie, ni à l’évidence charisme, le chef du gouvernement ne me fait pas rêver. Mais peut-il au moins être efficace ?
Ce soir-là il ne nous a rien appris que nous ne sachions déjà : le plus beau gouvernement du monde ne peut donner que ce qu’il a, la croissance ne pourrait être escomptée avant deux ou trois ans, et il n’a plus rien dans sa tirelire.
Il veut bien discuter avec les partenaires sociaux mais il ne peut rien leur promettre, ayant d’autres priorités. Ainsi, il évoque longuement les subventions aux personnes nécessiteuses, d’ailleurs allouées depuis plus d’un an mais versées récemment. Ce n’est pas un titre de gloire, car à l’échelle mondiale, depuis les Objectifs du millénaire pour le développement, la lutte contre la grande pauvreté est la première des priorités.
Mais Youssef Chahed est déjà en retard d’une guerre, en retard d’une prise de conscience sur l’accélération de l’histoire, car aujourd’hui les insurrections qui montent sont celles des nouveaux pauvres, c’est-à-dire les classes moyennes paupérisées, petits salariés ou bénéficiaires de minima sociaux, dont profitent les mouvements populistes ou autour desquels s’organisent difficilement des forces de transformation sociale.
Youssef Chahed est un libéral - c’est dans l’air du temps - il protège les grands groupes dont il reporte aux calendes l’imposition et dont il dit qu’ils représentent les acteurs économiques porteurs du développement du pays, qui investissent (on se demande parfois d’où vient leur fortune) et qui produisent (on se demande bien quoi).
Mais, la question lui étant évitée, il ne dit mot de l’endettement, de la manière dont il compte financer son budget. Il évoque à peine les réformes profondes qui lui sont assignées par le FMI, se tait sur la caisse de compensation, sur le refinancement des caisses sociales, et surtout demeure muet sur la façon dont est pitoyablement retombé le vote sur la réforme des retraites.
Enfin, il semble avoir résumé la lutte contre la corruption dans un assaut contre les spéculateurs au marché de gros, pour lequel il dresse l’ensemble de son gouvernement ! En matière de grand projets de développement, il n’a présent à l’esprit que les vieilles lunes de l’ancien régime : le port d’Enfidha et le réseau ferroviaire rapide (RFR) du sud de la capitale, toujours en attente de réalisation.
En politique, il persiste et signe, renvoie poliment le chef de l’État au fond du Palais de Carthage, et exécute à nouveau le quarteron de Nidaïstes en déroute qui a pris en otage le grand mouvement du Rahil, tout en faisant l’éloge des vaillants Nidaïstes de base qu’il compte probablement agréger à son futur parti.
D’une phrase il assène l’évidence : ceux qui voudront se débarrasser d’Ennahdha devront battre électoralement ce mouvement, faisant l’hypothèse que ce mouvement obtient un score électoral supérieur à son audience réelle dans le pays. Mais il ne nous dit pas par quel mécanisme : par de l’argent corrupteur ? Par la manipulation politique de la foi ? Ou par la défaillance d’un engagement adverse convaincant ?
Cette assertion est notable, comme l’est encore davantage la façon sans ambiguïté dont il règle le sort de l’IVD et de sa présidente, pour solde de tout compte, qualifiant cette instance de machine à fracturer le pays qui en aucun cas ne réussit la moindre réconciliation et reportant cette dernière, fondamentale pour notre transition démocratique, à une nouvelle instance à venir.
C’est là que personnellement je situe le tournant politique de l’intervention de Youssef Chahed, car non seulement il se démarque d’une certaine manière du mouvement Ennahdha - et sans doute par la bande de sa protégée Sihem Ben Sedrine qui pourrait être une concurrente sachant l’impitoyable soif de pouvoir de celle-ci – mais il affirme pour la première fois sa nouvelle identité. Il rappelle qu’il est le petit-neveu de feu Hassib Ben Ammar, frère de sa grand-mère Radhia Haddad, première présidente de l’Union des femmes tunisiennes.
Pour les plus jeunes qui ne le connaîtraient pas, Hassib Ben Ammar fut ministre de Bourguiba, particulièrement ministre de la Défense nationale. Il quitta progressivement le Parti socialiste destourien, dans la sécession initiée en 1972 par Ahmed Mestiri, leader du mouvement libéral tunisien qui fonda le Mouvement des démocrates socialistes (MDS). Le nom de Hassib Ben Ammar est associé dans la mémoire collective à la création de la Ligue tunisienne des droits de l’homme et surtout à la direction du journal « Errai ».
Ce journal fut, dans les années 80, avec les hebdomadaires « L’avenir » et « Démocratie », organes du MDS dirigés par une icône du mouvement des libertés publiques, Khemaïes Chemmari, ainsi qu’avec l’organe du Parti communiste tunisien « Ettariq El Jadid » et avec l’hebdomadaire indépendant « Le Phare » de feu Abdeljelil El Behi, le refuge et le support des premières plumes journalistiques libres. Toutefois, le 8 novembre 1987, Hassib Ben Ammar décida la disparition définitive d’« Errai », ayant compris d’emblée le projet de Ben Ali, et lui-même comme son pair et chef du MDS Ahmed Mestiri en 1990, se retira définitivement de la scène politique tunisienne jusqu’à son décès il y a quelques années.
En adoptant ce nouveau storytelling, Youssef Chahed annonce le label de son nouveau parti, inscrit dans la généalogie destourienne (laquelle n’est donc plus l’exclusivité de Béji Caïd Essebsi) mais dans la tendance dissidente des démocrates libéraux de Mestiri, Hassib Ben Ammar et consorts, c’est-à-dire d’une bourgeoisie tunisoise, musulmane éclairée, humaniste, respectueuse des droits humains, acquise au modernisme, ouverte aux échanges mondiaux, et dont le projet inaugural avait été de ravir le pouvoir à la petite bourgeoisie sahélienne de Bourguiba, administrative, centralisatrice et autoritaire.
C’est un joli coup que fait là le chef du gouvernement : il reste dans la continuité du système d’État tunisien tout en réattribuant l’effectivité du pouvoir à une bourgeoisie entrepreneuriale, moderniste, essentiellement urbaine. Désormais, il devra faire aussi la démonstration qu’on ne s’inscrit pas dans une filiation uniquement par les liens du sang, mais d’abord par un projet, une vision et de l’action.