C’est un sacré coup de gueule qu’a poussé Noureddine Taboubi devant les cadres de l’UGTT. Engagé depuis longtemps déjà dans un bras de fer avec le chef du gouvernement à propos d’augmentations salariales dans la fonction publique, le secrétaire général de l’UGTT ne peut plus tolérer que ces négociations n’avancent pas d’un iota et qu’elles ne soient qu’un simulacre de discussion.
Pourquoi continuer l’imposture ? Car depuis que le gouvernement Chahed s’est soumis à l’oukase du FMI moyennant la caution de ce dernier pour quelques nouveaux emprunts, il nous bassine les méninges directement ou via quelques relais médiatiques ou auprès de présumés experts pour nous convaincre que la masse salariale atteint dans notre pays un pourcentage nulle part ailleurs égalé, avoisinant 16% du PIB, indépassable sous peine de faillite de l’État.
Il s’emploie aussi à nous faire admettre le nécessaire « dégraissage du mammouth » de la fonction publique, en invitant particulièrement à des quotas de mise à la retraite anticipée, tout en prônant l’allongement à 62 ans de l’âge de départ à la retraite, allez comprendre !
De la même manière, il réaffirme une politique de non recrutement dans la fonction publique, interdisant d’insuffler un sang plus vigoureux dans les services publics déjà promis à encroûtement et dégénérescence.
Ainsi, dans les services de santé, cet état de fait, se rajoutant aux conditions de travail déplorables et à la rémunération misérable, explique le grand exode de nos médecins.
En matière d’éducation, outre le blocage des postes dans l’enseignement supérieur où des vacataires triment en attendant plus d’une année leur rémunération horaire, le gouvernement préfère laisser croupir des diplômés dans des call centers plutôt que de les recruter dans l’enseignement primaire ou secondaire où le ministre de l’Éducation nationale se targue d’offrir des CDD de neuf mois, alors que l’expérience pédagogique impose la durée et la continuité du métier d’enseigner !
Il s’agit donc d’une entreprise globale de désengagement de l’État, d’une mise au pas libérale du pays. En situation, cela donnerait presque une caricature. D’un côté le gouvernement chouchoute ceux qu’il désigne comme les opérateurs économiques, qu’il dispense d’un nouvel impôt de solidarité reporté aux calendes, des hypermarchés, des franchises, des concessionnaires automobiles qui œuvrent à une consommation d’une production étrangère, quand le pays attend plutôt le développement d’un capitalisme national, employeur, producteur, exportateur ; du reste, si des historiens de l’économie daignaient remonter à la genèse de certaines de ces grandes fortunes, ils s’apercevraient sans doute qu’elles ont été nourries de prébendes et d’avantages de l’ancien régime !
D’un autre côté, le gouvernement pique dans les poches des plus démunis, particulièrement des petits revenus et des retraités, assujettis au prélèvement de solidarité alors que ce sont eux qui en ont le plus besoin.
Voilà le cœur de la gouvernance à cibler, et non pas seulement – comme le font ses détracteurs souvent très libéraux eux-mêmes, le nez sur le guidon nahdhaoui du gouvernement – l’alliance au sein de l’exécutif avec le mouvement Ennahdha, alliance obligée faute de majorité parlementaire, antérieure à l’arrivée de Youssef Chahed et dont ce dernier pourrait bien montrer quelques velléités de démarcation en rassemblant un large centre-droit.
Concrètement, en ce qui concerne la fonction publique, le gouvernement qui réaffirme n’avoir pas d’argent et perpétue une logique d’iniquité (et de discrimination par rapport aux salariés du secteur privé), propose un pourcentage moitié moindre que les 6,5% d’augmentation accordés aux salariés du privé : en fait, il ne peut avancer qu’une enveloppe de 450 millions de dinars (contre 1,1 milliard escompté par l’UGTT), à redistribuer graduellement selon les catégories de salariés. 450 millions de dinars, c’est-à-dire à peine 150 millions de dollars, peut-être une enveloppe jetée par quelque pays du Golfe aux misérables que nous sommes !
Noureddine Taboubi ne veut pas de cette zakat, l’UGTT porte une revendication de dignité et non pas de mendicité. Le secrétaire général de la Centrale est un allumeur de réverbères qui enseigne le chemin de la résistance. On sait que sa parole incandescente embrase les foules.
Pour autant, son avertissement métaphorique au gouvernement « de ne pas jouer avec le feu » est-il bien de circonstance, alors qu’un jeune homme vient de se consumer à Kasserine et qu’une hallucinante imagerie de la torche vivante « révolutionnaire » enflamme la désespérance dans les marges territoriales et les périphéries urbaines abandonnées à leur sort et aux incursions terroristes ?
Noureddine Taboubi a une formidable capacité d’entraînement, mais saura-t-il vraiment ajuster le thermostat de cette surchauffe sociale à laquelle des provocateurs masqués ajoutent de nuit d’autres mèches ?
Aiguillonné par sa base et encouragé par une surenchère extérieure, saura-t-il maîtriser l’effet ressort de la mobilisation, crispant la tension à l’excès puis la relâchant progressivement comme sut le faire avec talent et habileté son prédécesseur, stimulateur de l’indignation puis modérateur hors pair, pacificateur avant tout, Houcine Abassi dont manque en ce moment crucial la figure positive et équilibrée.
Le pays a besoin d’apaisement. Pour l’heure, le chef de l’État dont c’est malgré tout le rôle, semble tenter un arbitrage. Mais ce qui se joue en définitive, c’est l’implication de l’UGTT, dernière garante de la continuité de l’État, dans le champ politique.
Noureddine Taboubi proclame nettement après son secrétaire général adjoint Bouali Mbarki que l’UGTT sera présente aux élections législatives et, souligne-t-il, présidentielles. Peut-être devrait-il ne pas se mettre trop en phase avec des agitations externes indéchiffrables, et prendre le temps de la concertation et de la préparation de listes sous le double sceau de la combativité et de l’intégrité au-dessus de tout soupçon, afin d’assurer la victoire d’un processus d’émergence d’une force démocratique de transformation sociale, le succès dans les urnes d’un mouvement travailliste et non pas l’éclosion dans la rue d’un monstre incontrôlable.