Dès que l’on aborde la question de la «réforme agraire», censée accorder l’agriculture d’un pays à des objectifs de production, on se retrouve sur un terrain très glissant. Bourguiba lui-même, qui s’est essayé à la chose, s’en est un peu mordu les doigts et y a perdu des plumes en termes de popularité. De sorte que, malgré les données objectives qui soulignent la nécessité d’une réforme, les réponses sont souvent une oscillation entre une volonté d’agir et le besoin de remettre à plus tard l’action à entreprendre.
Il est vrai que les mauvaises décisions se paient cher, notamment à travers l’aggravation de l’exode rural et le développement d’un phénomène d’urbanisation anarchique, avec son lot d’effets secondaires redoutables, comme le désœuvrement des jeunes des quartiers et la délinquance, dans ses différentes formes, des plus ordinaires aux plus virulentes et malignes.
Mais la mécanisation et la modernisation de l’agriculture tunisienne est une tendance inévitable. Elle a bouleversé l’organisation ancienne de la vie paysanne et continue de le faire, avec le risque aussi d’une certaine désertification des campagnes, à l’instar de ce que l’on observe dans les pays industrialisés, dont les hameaux et les villages se sont vidés de leurs habitants, donnant lieu parfois à un exode en sens inverse, les gens de la ville venant s’installer là pour fuir le stress et la promiscuité.
La solution n’est pourtant pas là : elle est dans la fixation des vraies populations paysannes dans leur lieu d’habitation d’origine. A travers le soutien qui peut leur être apporté en vue de développer une petite agriculture qui redonne vie aux campagnes... Et qui développe ses propres avantages comparatifs par rapport à l’agriculture moderne des grandes exploitations.
Aujourd’hui, avec la relance d’un dialogue national sur l’avenir de l’agriculture, cette question demeure centrale. Mais le débat est semé d’embûches. Car de fausses solutions ont donné lieu à un nouvel état des choses. On veut parler de toute cette population paysanne qui a été empêchée de suivre le chemin de l’exode à coups d’aides sociales biaisées.
Certains participants au dialogue sur l’agriculture s’en émeuvent : devons-nous nous retrouver autour de la même table pour discuter de l’avenir du secteur avec des ouvriers agricoles prolétarisés, mais dont une politique sociale a fait d’eux, abusivement pour ainsi dire, de «petits exploitants» ?
Il est indéniable que la période qui vient devra permettre de faire le tri parmi ces «petits exploitants» qui grossissent les rangs de l’Utap : sont-ils des ouvriers modestes, naturellement éligibles à certaines aides sociales selon leurs situations particulières, mais seulement des ouvriers, ou sont-ils des porteurs de projets et, à partir de là, des partenaires de plein droit à un dialogue sur l’avenir de notre agriculture ?
Des questions essentielles comme celles qui concernent le renforcement des filières, à travers le rapprochement entre production agricole d’une part et, d’autre part, transformation industrielle et exploration de marchés nouveaux, ces questions devront donc être réglées avec le souci d’éviter les écueils d’un dialogue dont les participants n’en sont pas… Mais cela, au final, devra quand même faire toute sa place au petit paysan qui, si modeste soit-il, a voix au chapitre, dès lors que son ambition est de faire revivre les campagnes en s’appropriant les exigences modernes en termes de productivité et de garanties de qualité…