L’établissement d’une analogie entre les formes de radicalisation qui gonflent respectivement les rangs de Daech et ceux du Front national risque, à l’heure où il est important d’affiner notre compréhension, de nourrir une perspective trompeuse et profondément erronée.
L’analogie Daech-Front national sacrifie à un raccourci analytique que j’avais déjà dénoncé en son temps dans la thèse d’une unique « revanche de Dieu » réputée produire, au sein des trois religions révélées, d’identiques interactions entre les appartenances religieuses et les modes d’action politiques des chrétiens, des juifs et des musulmans de ce siècle.
Les « congruences » sont trompeuses non pas seulement parce que, évidence qu’a fait remarquer Marine Le Pen, les militants du Front national ne mettent pas (sauf exception) en pratique les fantasmes de violence que nourrissent leurs discours.
Elles le sont plus sûrement parce que une telle lecture analogique des dynamiques, identitaires et politiques, à l’œuvre au sein des sociétés « orientales » et « occidentales », « musulmanes » et « judéo-chrétiennes », du Sud et du Nord, aboutit à gommer ou à nier une donnée absolument nécessaire à l’analyse : la persistance du rapport de domination des uns – le Nord, affaibli mais encore hégémonique – sur les autres, le Sud rebelle mais encore dominé.
La dimension « anhistorique » de cette vision qui incite à déceler des similarités entre la radicalisation des militants du Front national et celle des djihadistes occulte ainsi les différences structurelles qui opposent, mais surtout qui dissocient, les imaginaires (et les vécus) des acteurs concernés.
Le danger d’occulter la domination du Nord
Il est en fait essentiel de prendre en compte que la relation du religieux au politique est, au moins conjoncturellement, aussi différente entre « le Nord » et « le Sud » que le sont, par exemple, les configurations politiques et religieuses qui ont « fabriqué » l’assassin égyptien d’Anouar el-Sadate et celui, israélien, d’Yitzhak Rabin.
Exit, si on renvoie leurs fondamentalismes dos à dos, la profonde différence des environnements politiques du citoyen évoluant en Israël dans une société réellement démocratique (au moins, s’entend, pour les citoyens de confession juive) et de l’Egyptien qui tentait en 1981 de survivre à la répression que, dans son délire absolutiste, el-Sadate venait alors de lancer tous azimuts contre l’entière intelligentsia de son pays.
Le même dérapage analytique se reproduit aujourd’hui lorsque l’on entend construire avec les mêmes matériaux une lecture analogique de la radicalisation des djihadistes, français ou autres, et celle de l’extrême droite qui a, à bien des égards, contribué à les fabriquer.
Alors que l’imaginaire de ceux-ci associe leur lutte – fut-ce au service d’un ordre politique contestable – à l’émancipation du Sud colonisé et dominé, à l’opposé, celui des électeurs du Front national mobilise une volonté plus ou moins consciente de pérenniser cette hégémonie post-coloniale, aujourd’hui menacée, du Nord sur le Sud.
Pérenniser ou combattre cette hégémonie
La nuance n’est pas qu’importante, elle est essentielle : car le nivellement volontariste qui résulte de cette brutale remise à zéro des compteurs historiques s’opère bien évidemment « au bénéfice » du Nord.
Pour décrypter des crispations sectaires qui entendent pérenniser la domination du Nord, l’équation Daech = Front national invite en effet à user du même logiciel que celui qui permet de décrypter celles qui, au Sud, entendent – bien plus légitimement cette fois – y mettre un terme.
Cette invitation à la « congruence » fait en tout état de cause passer à la trappe ce qui, pour les électeurs du Front national, peut être un détail vite oublié de l’histoire mais qui, pour des millions d’autres citoyens de la planète, conserve une douloureuse actualité : l’infinie violence de douze années d’occupation et de guerre en Irak.
Et un, voire deux millions de morts irakiens ou afghans provoqués par la « guerre contre la terreur » conduite chez eux par les Occidentaux. C’est là ce qui rend l’analogie entre le Front national et Daech non point seulement maladroite et erronée mais également, à bien des égards, indécente.