L’écritoire philosophique / La nouvelle aventure de la pensée

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Mon métier est un métier de pointe, disait René Char. Cette déclaration marque le rôle éminent qui peut être celui du poète à notre époque, par-delà les représentations communes qu’une culture rationalisante a imposées à son propos, à savoir celles de rimailleur, de faiseur de belles phrases et de saltimbanque de la langue…

Pour prendre la mesure de ce rôle possible, il faut faire œuvre de mémoire. Revenir aux temps anciens en ayant soin cependant de se départir de cette condescendance qui, en nous faisant regarder les choses de haut, nous cache leurs aspects essentiels : les plus profonds !

Il faut donc revenir en arrière, loin en arrière, dans les temps où l’écriture n’avait pas la place qu’elle a acquise dans les civilisations humaines. Et imaginer le prodige que, presque dans l’effroi, commettait le poète par sa bouche. Car sa parole n’était pas «intramondaine», prise dans le filet de l’usage quotidien de la langue : elle créait spontanément et majestueusement un monde nouveau. Avec ses dieux et le récit de ses origines…

Le poète ouvrait un espace entre le Ciel et la Terre.
Pour les Grecs, le poète est inspiré par les dieux. Les muses, qu’il invoque, sont des intermédiaires. Dans la Théogonie d’Hésiode, elles sont présentées comme les filles de Zeus… Mais ce discours selon lequel il parlerait sous la dictée des dieux, ou sous leur inspiration, est lui-même un discours produit par lui, le poète. En sorte qu’il est possible de se demander si, au moment même où il se déclare sous l’emprise des dieux, le poète n’est pas en train de les créer… Et si les dieux ont même une quelconque existence en dehors de l’élément du chant du poète. Bien sûr, cette question ne doit pas nous faire perdre de vue que le pouvoir «divin» du poète repose sur un paradoxe, qui reste à méditer, et qui se résume dans le fait que le poète crée des dieux… dont il tire son pouvoir de créer un monde. Car ce qu’il proclame n’est pas faux : c’est d’eux que lui viennent le prodige et la puissance de ses paroles.

«Les dieux ont-ils une existence en dehors de l’élément du chant du poète ?», disons-nous. Ce à quoi nous répondons : «Non !»… Mais nous ajoutons : «Le pouvoir des poètes de créer a-t-il une réalité effective en dehors de l’influence des dieux? Et, là encore, la réponse est : «Non !» En effet, n’y a-t-il pas une déchéance du poète dès lors que le monde dans lequel vivent les hommes devient un monde désenchanté, déserté des dieux et des muses ? Pour le poète de cour, peut-être que non, mais pour le poète tout court, si. A moins justement que, comme Hölderlin, il chante la «nuit sacrée»… A moins que l’absence des dieux devienne la matière même de son chant.

Comment peut-on dépendre de façon si essentielle et vitale de ce qui n’est pourtant qu’une créature de son propre esprit ? Tel est le paradoxe, qui nous pousse à sortir de la représentation habituelle que nous avons de la relation entre créateur et créature ! Il y a dans cette relation quelque chose qui évoque la relation entre Pygmalion et Galatée : l’œuvre créée devient ce sans quoi — ou sans l’inspiration de quoi — il n’est plus possible de créer. Parce qu’elle se révèle être la source de toute création !

Quand Platon décide d’éconduire les poètes de sa cité idéale, la déchéance du poète a déjà eu lieu, en réalité. Les mythes sur lesquels s’est construite la culture grecque sont comme frappés d’usure. De plus, un certain besoin de comprendre a émergé et il ne veut plus se satisfaire du mythe. La parole fondatrice du poète n’est pourtant étrangère ni à l’étonnement devant le surgissement de l’être ni à une forme de questionnement au sujet de son origine, de son «arché»… Les mythes qu’ils nous ont légués témoignent de ce souci qui les travaille au plus profond de leur récit. Mais il se passe la chose suivante, qui est que de la parole poétique émerge et s’affirme un discours qui se veut indépendant de l’influence poétique et de cette inspiration divine qui est la nourriture du poète… son nectar ! La philosophie se veut sobre. Même quand le vin coule à flots, comme en ce banquet auquel est convié Socrate et dont le récit fera l’objet d’un dialogue platonicien des plus marquants.

Cette sortie progressive de l’élément de la poésie par la pensée, avec l’acte violent d’émancipation qui l’achève à travers la mise au rencart des poètes, est le moment inaugural à travers lequel l’homme va commencer à interroger l’origine du monde et des choses dans un mouvement de dégagement par rapport à sa langue vernaculaire… C’est toujours en un sens la même langue, le Grec, mais cette langue prend une tournure plus technique et elle se déterritorialise. Dans le sens où le discours qu’elle produit n’est plus inscrit dans le continuum de la langue et de ses palpitations : il est le résultat d’un travail de construction volontaire et méthodique.

La langue est sollicitée comme ressource sémantique, mais son enracinement dans un sol devient ce dont il s’agit de se méfier, parce que c’est désormais un élément d’indétermination et d’équivocité.
C’est ce processus de fond, beaucoup plus que l’usage du grec par les marchands et autres nomades de métier, qui va conférer à cette langue, de façon durable, sa vocation de langue véhiculaire. L’investigation philosophique, dès la période présocratique, va jouer le rôle de catalyseur par rapport à ce processus de déterritorialisation de la langue.

Aujourd’hui, alors que l’aventure métaphysique de cette pensée «émancipée» s’achève, l’aventure nouvelle réside précisément dans cette mémoire du passé, dans cette redécouverte d’une possibilité d’interroger l’être des choses dans un mouvement de retour vers la poésie et de reconquête des langues vernaculaires.

Mais la redécouverte de la puissance propre de la poésie en tant que mode de pensée est à la fois une redécouverte de la poésie — métier de pointe — et une redécouverte de la pensée qui, sans renoncer à sa rigueur, se donne pour mission d’assumer ses racines et son sol…

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