L’emploi, impasse économique et abîme social - Quel avenir pour le travail ? -(2èmePartie)

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Mutation régressive et dislocation sociale

La concentration des richesses dans cette période de transition dépasse maintenant les limites du concevable pour l’existence d’une société complexe. Elle se conjugue à un chômage tenace [28] qui est devenu structurel par un glissement massif vers le chômage de longue durée et la sortie de la vie active de bon nombre de travailleurs. Ces deux évolutions concomitantes, concentration et chômage tenace, laissent entrevoir la formation d’un nouveau système sociopolitique qui reproduira et amplifiera les pires aspects de l’actuel. Les changements profonds en cours dans la structure de classes des pays de la Triade sont des signes indicatifs à cet égard.

Examinant les changements intervenus dans la sphère du travail [29], le sociologue britannique Guy Standing note que la structure de classes issue de la civilisation industrielle s’est fragmentée dans les pays du centre. La libéralisation de l’économie et la mondialisation ont ébranlé l’ordre économique, mais également les rapports sociaux. Les deux sont venues mettre un terme au consensus sous-jacent de l’État providence de l’après-guerre. Ce dernier relevait d’un libéralisme partiellement encastré dans le social et dont une des caractéristiques était une démarchandisation limitée du travail, fruit des droits sociaux modernes. La libéralisation et la mondialisation ont puissamment contribué à créer un contexte où tout se subordonnait désormais aux rigueurs de la concurrence, que ce soit au niveau de la production, la distribution, la consommation, l’entreprise, la nation et l’individu. Si, en périphérie, en Asie notamment, les deux ont mené à l’industrialisation et à l’urbanisation, par l’exploitation d’une main-d’œuvre abondante, faiblement rémunérée, souvent instruite et qualifiée, au centre, en revanche, elles ont abouti à la désindustrialisation, à la généralisation de l’impartition et à la remise en cause des avantages sociaux et salariaux conquis par les travailleurs. Peu à peu, des « sociétés du travail » sont devenues des sociétés sans travail. La libéralisation et la mondialisation ont concouru ainsi à la désagrégation de la citoyenneté effective dont jouissait une proportion importante des travailleurs des pays du centre.

Cette citoyenneté effective ou industrielle se fondait sur des droits collectifs qui, au fil de luttes de classes, cristallisaient des avancées importantes en matière de politiques publiques du travail et qui ouvraient la voie vers la jouissance des droits politiques et sociaux dans les sociétés industrialisées avancées. Cette citoyenneté s’est liquéfiée au cours de la transformation des milieux de travail sous l’influence du développement accéléré des technologies de l’information et de la communication, la transnationalisation croissante de la production des biens et services, les changements dans l’organisation du travail, la destruction et la restructuration du travail dans le temps et l’espace et la multiplication et la fragmentation des identités sociales individuelles et collectives, au travail et ailleurs [30].

D’anciennes hiérarchies se sont renforcées et de nouveaux clivages se sont fait jour dans les rangs de ceux qui n’avaient que leur force de travail à vendre. L’écart des revenus avec les classes supérieures s’est élargi davantage. La création de chaînes de valeur mondiales et la constitution d’espaces de pouvoir internationaux ont fragilisé les classes laborieuses qui se sont retrouvées éloignées encore plus des lieux de pouvoir et de décision. Les différences se sont accentuées au fur et à mesure que l’économie se désynchronisait avec la société. Elles sont devenues maintenant très marquées en matière de revenus, de salaires, de conditions d’emploi, de travail, de logement et de vie tout court. Ces différences reflètent à la fois de la montée de l’inégalité et de l’insécurité économique, et le basculement d’une masse critique de la population dans une précarité sans issue. Elles traduisent en réalité à la fois l’émergence d’une nouvelle stratification sociale et l’évolution des mentalités à l’endroit de l’inégalité et de l’orientation des politiques sociales. Cette évolution complique, entre autres, la défense des acquis ou des revendications d’ordre social.

Standing distingue par exemple sept strates hiérarchisées en fonction du revenu social. Au sommet de cette hiérarchie, une petite élite mondialisée et mondialiste dotée d’une immense influence politique ; immédiatement en dessous, des très hauts salariés et des professionnels ou techniciens à leur compte ; au milieu, le noyau restant de la classe ouvrière et des personnels encore stables des entreprises, organismes et administrations ; et dans la partie inférieure, les travailleurs précaires ou le « précariat », flanqués des chômeurs à long terme et des individus marginalisés. Ces derniers constituent l’équivalent du lumpenprolétariat ou du sous-prolétariat d’antan. Standing note également que le régime étatique de sécurité sociale est au cœur d’une polarisation. Les trois strates supérieures tendent à s’en détacher plutôt qu’à œuvrer à son amélioration, pendant que les trois strates inférieures s’en font détacher par le jeu des inadmissibilités ou restrictions aux prestations sociales existantes. La réciprocité et la redistribution, qui sont l’essence de la civilisation, en sortent considérablement affaiblies.

Le « précariat » est le phénomène marquant de cette nouvelle stratification sociale. Ce phénomène ne se limite pas d’ailleurs au Nord, puisque la majorité des populations du Sud vit aussi dans l’instabilité et l’insécurité de l’emploi. Le « précariat » rassemble autant des travailleurs intellectuels et de jeunes travailleurs que de travailleurs immigrés et de « travailleurs pauvres », tous dépourvus de perspective d’avenir, dépouillés d’un bon nombre de droits et coupés de ce qui survit de la classe ouvrière et des acquis de la citoyenneté industrielle.

À bien des égards, ce phénomène commence à tenir de l’émergence d’une nouvelle classe sociale constituée de personnes en situation de précarité permanente sur le marché du travail. Ce groupe de travailleurs a le potentiel de constituer une véritable classe sociale, en soi et peut-être pour soi, dans la mesure où ces travailleurs s’inscrivent déjà dans des relations de production et de distribution (sources de revenus) qui leur sont spécifiques. Ces spécificités, comme le souligne Guy Standing dans « A Precariat Charter », les amènent à une conscience distincte et propre à eux du besoin de réformes et de politiques sociales [31]. Dans certaines conjonctures sociales et politiques particulières, la similitude de leurs positions objectives pourrait les mener à se mobiliser aux échelles nationale et internationale, et à jouer collectivement le rôle d’agent majeur de changement. Pensons ici à la mobilisation massive récente aux États-Unis des employés de fast-food pour obtenir un salaire minimum de 15 dollars de l’heure. Un autre exemple est fourni aussi par ces chômeurs et autres citoyens précarisés de Madrid (Espagne) qui se sont dotés récemment d’une structure de coordination et d’une plateforme économique, sociale et politique [32].

En attendant, ces travailleurs forment un monde parallèle, en marge d’un contrat social passablement laminé par une société de marché qui tend vers une forme d’anarchie. Pour plus d’un observateur, elle tendrait même vers une « non-société » régie finalement que par des liens contractuels et les foudres d’un code pénal. Si quelque chose définit bien la dislocation sociale en cours, c’est l’incertitude autour du travail-emploi. La déconnexion radicale et rapide de l’économie par rapport à la société provoquée par les politiques néolibérales a transformé l’enjeu du chômage massif et de la précarisation de l’emploi en un enjeu de survie pour la société actuelle, et en défi fondamental pour la société qu’il faudra créer dans l’avenir.

Travailler moins pour travailler tous et jouir du temps libre

En même temps, les notions de travail, d’emploi et de temps sont des sujets de réflexion depuis l’antiquité et dans toutes les civilisations — pour preuve, le poème intitulé « Les Travaux et les Jours » d’Hésiode, parce que les deux définissaient en réalité la relation sociale de l’homme avec la nature et la société. Le Travail consiste en beaucoup plus que l’acception courante purement marchande qui réduit son champ d’application au travail salarié, rémunéré. De la même façon, l’Emploi ne peut pas être ramené à seulement « avoir un emploi » ou « être un sans emploi ». Il en va de même du Temps qui est l’unique possession dont nous disposons véritablement dans la finitude qui trace les contours de notre existence. Ce Temps ne peut pas se limiter au « Time is money ». Ce proverbe, attribué erronément à Benjamin Franklin, révèle cependant comment dans une société capitaliste le « temps » de travail (non payé au travailleur) est une valeur ou une survaleur pour le capitaliste.

L’impasse sociale et économique actuelle découle bien de la crise du travail-emploi et de la valorisation du capital dont l’origine remonte maintenant à plus de trente ans. Au cours de cette période, les emplois et les revenus stables sont devenus peu à peu un privilège. Les sociétés occidentales ont été incapables de conserver les acquis de la civilisation industrielle et de se saisir des progrès technologiques des deux dernières décennies pour se réinventer, en convertissant le temps de chômage technologique croissant en temps consacré aux activités socialement utiles et au loisir volontaire. La persistance de l’impasse sociale et économique indique que la diminution continue du travail-emploi définit fondamentalement désormais la métamorphose socioéconomique en cours. Au vu cependant des apports du progrès technologique récent, cette impasse crée aussi une occasion unique de remettre en question l’ordre économique en place, son modèle de croissance et son régime de propriété. Les impératifs incontournables de la vie en société et les inévitables contraintes environnementales militent également en faveur d’une telle remise en question. Le refus ou l’incapacité de saisir cette occasion consacreraient la voie qui mène à terme à une division de la société entre, d’une part, une minorité composée de richissimes spéculateurs, d’entrepreneurs et de professionnels, et d’autre part, une majorité réduite à l’oisiveté forcée et à une existence précaire.

Dans des sociétés qui évoluent vers le « non-emploi » plutôt que vers le « plein emploi », la diminution du travail-emploi peut-être synonyme du meilleur comme du pire. Comme le fait remarquer Immanuel Wallerstein, « l’Histoire ne se range du côté de personne. Chacun de nous peut influer sur l’avenir, mais nous ne savons pas et nous ne pouvons savoir comment les autres agiront en vue de l’affecter aussi [33] ». Du point de vue de la défense des intérêts de la majorité, la question stratégique devient celle de savoir si l’automatisation et la robotisation peuvent effectivement contribuer à l’assise d’un mode de production qui disposerait des attributs nécessaires à l’émergence d’une société post-capitaliste. Faut-il ou non voir dans l’automatisation et la robotisation des moyens qui permettront une répartition différente des heures travaillées et une utilisation du temps plus en phase avec la participation sociale et l’épanouissement personnel des individus ? Autrement dit, pourront-elles véritablement servir à une remise en cause de la division sociale actuelle du travail et à une valorisation différente du temps consacré aux différentes formes d’activités, soit le travail productif, le travail reproductif et les activités personnelles ou de loisir ? Permettront-elles de nouvelles relations d’échange et une meilleure distribution sociale de la richesse ? Et dans cette optique, le premier pas ne devrait-il pas être celui d’une relance de la revendication d’une semaine de travail plus réduite ?

André Gorz précisait à ces sujets que l’essentiel du combat à entreprendre ne devrait pas porter sur la préservation de la stabilité du travail-emploi en soi, mais plutôt contre la tentative de perpétuation de l’idéologie qui glorifie le travail-emploi comme la source des droits, de l’identité et de l’épanouissement personnels. La réduction du temps de travail requis pour répondre aux besoins matériels se devait donc d’être considérée d’abord en fonction des possibilités nouvelles d’émancipation collective et personnelle qu’elle offrait. Différentes mesures, comme un revenu d’existence universel et des réseaux de coopératives communales d’autoproduction, pouvaient ouvrir la voie à une réappropriation du travail et à la construction d’un avenir libéré du moule d’une société fondée sur le travail-emploi et le salariat.

Gorz rappelait aussi que le travail-emploi, le travail marchandise, n’était pas une catégorie anthropologique, mais un concept inventé à la fin du XVIIIe siècle. La monopolisation graduelle des moyens de travail avait permis d’isoler le travail de la personne qui l’effectuait de ses intentions et plus fondamentalement de ses besoins. Le travail s’est réduit ainsi à la quantité d’énergie fournie par un « travailleur », une quantité mesurable et échangeable achetée par un patron qui en déterminait désormais autant la finalité que les modalités et le prix. Le travail venait d’être ramené au rang de marchandise et le travailleur dépossédé du produit de son travail, de son autonomie et de son emploi du temps en échange d’un salaire. Et depuis, le travail s’est retrouvé associé avec emploi, tandis que des activités essentielles à la survie, à la reproduction sociale, au développement des individus et des communautés, et du même coup au fonctionnement de n’importe quel type d’économie depuis des temps immémoriaux, se retrouvèrent reléguées en dehors de la sphère économique et donc de toute évaluation en termes pécuniaires. Le savoir-faire prenait ainsi le dessus sur le savoir-être. Le travail-emploi s’imposait à la fois comme unique source de revenu pour vivre et de statut social ainsi que comme seule base possible de la société et de sa cohésion.

Aujourd’hui, malgré la rareté croissante de l’emploi, le discours dominant fait comme si cette rareté n’avait pas de causes systémiques. Il continue de marteler que sans emploi, on ne peut rien faire, que sans emploi, on ne peut pas vivre dans la dignité et que tout revenu accordé hors d’un emploi est une forme de charité. Tout est fait pour empêcher une sortie de la notion de travail-emploi et prévenir en conséquence la revalorisation du temps hors travail salarié et donc du travail au sens large. Assez paradoxalement, la lutte contre le chômage et la revendication du plein emploi concourent aussi à compliquer cette sortie puisqu’elles ont comme effet de renforcer la place du travail-emploi dans la société. Tout tend ainsi à contrecarrer un changement radical des mentalités à l’égard du travail-emploi et du temps hors travail salarié.

En même temps, on assiste à la monte en puissance de l’aspiration à d’autres façons d’être et d’agir, en fait, à d’autres priorités que celles imposées par un emploi. Cette aspiration est en phase avec l’évolution et le changement des valeurs qui se caractérisent par la convergence entre la recherche de nouveaux équilibres (épanouissement personnel/épanouissement professionnel, qualité de vie/quantité de biens, etc.), l’apparition de nouvelles expressions d’engagements collectifs chez les jeunes (code source ouvert, économie sociale, partage, gratuité, etc.), et l’émergence d’une vision du monde plus consciente, plus écologique, et surtout plus soucieuse de la cohérence entre les valeurs et les comportements [34].

Cette aspiration ne date pas d’hier évidemment. Plus près de nous, on peut y voir l’origine des tentatives de présenter le travail-emploi comme n’étant plus ni la voie du salut comme à l’aube du capitalisme, ni celle des richesses comme au XXe siècle, mais comme une expérience, vectrice de l’affirmation et de la réalisation de soi. Les entreprises du secteur des nouvelles technologies, entre autres, privilégient fortement cette approche [35].

Le changement et l’évolution des valeurs, la raréfaction de l’emploi, l’importance prise par le chômage de longue durée, l’étendue et la persistance du phénomène du précariat, la libération de l’imagination et l’autonomie exigées par l’économie du savoir, la naissance et la multiplication d’initiatives économiques non capitalistes viables sont autant de facteurs qui peuvent contribuer à effacer les obstacles culturels qui rendent les gens « incapables d’imaginer qu’ils pourraient s’approprier le temps libéré du travail, les intermittences de plus en plus fréquentes et étendues de l’emploi pour déployer des autoactivités qui n’ont pas besoin du capital et qui ne le valorisent pas [36]. »

Ce verrou psychologique est cependant toujours là et le débat sur l’avenir du travail se cristallise plus que jamais sur la notion de revenu d’existence. L’idée puissante de mettre en place un revenu de base distribué également à tous pour assurer la survie de chacun n’est pourtant pas nouvelle, Thomas Paine en parlait déjà en 1797. Depuis lors, elle a fait l’objet de différentes interprétations marquées au coin des appartenances idéologiques de ceux qui l’ont prônée à un moment ou un autre. Plus récemment, certains ont pu y voir un pis-aller devant les dangers d’une stagnation qu’ils percevaient comme séculaire ou encore l’outil approprié pour pousser plus loin l’application de la formule du workfare. À l’inverse, d’autres n’ont voulu y voir qu’une panacée à la pauvreté ou une autre façon de s’assurer d’une véritable égalité des sexes, d’autres enfin, plus proches de la pensée de Gorz, se sont arrêtés surtout sur les possibilités qu’offrait cette notion de revenu d’existence de changer radicalement la société, notamment par la réappropriation du travail.

L’idée d’un revenu d’existence fait donc son chemin, entre autres, dans le contexte apparemment favorable créé par l’inscription du revenu de base garanti à l’ordre du jour politique de certains États européens. Beaucoup y voient l’occasion de franchir une étape décisive vers une société différente. Et pourtant l’instauration éventuelle d’un tel revenu est abordée par ces États dans l’esprit du laisser-faire économique dominant et sans véritable recherche parallèle d’une solution novatrice et durable à la question du travail et de son rôle dans la société et dans la vie des individus. La nécessité aussi d’apporter une réponse aux besoins sociaux criants non satisfaits ou imparfaitement satisfaits par le marché ne semble pas non plus faire partie de l’équation considérée. À en juger de la documentation disponible, l’ambition est plus de gérer une oisiveté forcée et de nourrir la demande que de bâtir une société sans chômage où la définition du travail serait élargie, comme le présupposait la notion de revenu d’existence débattue dans les années 1980.

Dans un autre ordre d’idées, rien n’assure que les États qui en envisagent l’implantation disposeront des moyens financiers nécessaires pour en faire un revenu d’existence suffisant, au sens où l’entendait par exemple Gorz, mais surtout au vu des politiques d’austérité et de la politique monétaire imposées par l’ordre économique en place. Cela pose immédiatement le problème de la crédibilité économique de ces projets de revenu de base garanti, tant dans leur phase d’implantation que par la suite, au fil des arbitrages budgétaires inévitables dans la situation économique actuelle et plus largement, compte tenu de la logique du capitalisme réellement existant.

Devenue enjeu politique, la définition du revenu d’existence se retrouve au cœur d’un jeu d’influences dans lequel « les gagnants » de la phase actuelle de l’évolution du système socioéconomique ne manqueront pas de s’engager. Le revenu de base garanti risque ainsi de se faire vider de toute portée transformationnelle restante et devenir banalement l’occasion d’une simple consolidation des minimums sociaux déjà reconnus dans les pays de la Triade. Cela semble déjà être le cas dans la démarche finlandaise. Éviscéré de la sorte, le revenu de base garanti baliserait simplement la voie vers une forme moderne du servage, au lieu d’ouvrir la voie à un meilleur partage du volume croissant de richesses produites par un volume décroissant de capital et de travail. Une majorité de la population ainsi réduite à la précarité permanente serait encouragée à se résigner à sa condition, en échange d’un minimum vital défini arbitrairement par un processus politique sur lequel elle aura encore moins de prise. Le revenu de base garanti deviendrait ainsi une sorte de voie rapide vers un système social qui structurerait et perpétuerait la pauvreté et la marginalisation politique d’une proportion de plus en plus importante de la population, au fil de la destruction des emplois salariés. Cette population appauvrie et marginalisée survivrait ainsi à l’écart d’un monde nouveau créé par une économie qui fera de plus en plus « du niveau général des connaissances la force productive principale. »

Il est difficile aussi de passer sous silence la rupture qu’un tel revenu entraînerait entre le travail et la protection sociale, dans une phase où le capitalisme redevient sauvage. Oui, cette articulation s’est considérablement affaiblie depuis la sortie de la civilisation du capitalisme industriel, mais l’enjeu primordial ici est plus celui de la répartition du travail-emploi que celui de la distribution d’un revenu d’existence. À condition bien entendu de considérer que l’objectif à poursuivre est bien celui de s’assurer que dans la période de transition vers une société post-capitaliste, le nouveau mode de production en émergence reposera sur un meilleur rapport de forces entre le Travail et le Capital et sur un meilleur équilibre entre le travail-emploi, les activités sociales et les activités personnelles.

Le fait est aussi que les êtres humains sont tout aussi sensibles à l’iniquité dans la répartition des revenus qu’à l’iniquité dans la répartition du travail. Les situations où certains sont contraints de travailler et d’autres non sont très mal acceptées socialement et ne sauraient constituer des solutions à long terme. La facilité avec laquelle les chômeurs ou les assistés sociaux peuvent être stigmatisés en dit long à ce sujet. Comme le souligne Seith Ackerman dans un article paru dans la revue Jacobin [37], « tant que la reproduction sociale nécessitera un travail aliéné, il y aura toujours cette demande sociale d’une responsabilité égale de tous de travailler, et un malaise de conscience à ce sujet parmi ceux qui pourraient travailler, mais qui pour une raison quelconque ne le font pas ». Ce fait social impose un réexamen sérieux de la question de la répartition équitable du travail-emploi et des possibilités que cette répartition offre en matière de réduction et d’aménagement différent du temps de travail, et d’interpellation de la distribution actuelle, profondément inégalitaire, des fruits de la croissance économique.

La dissociation entre la croissance économique et la création d’emplois peut se gérer aussi bien par la diminution du nombre d’heures travaillées que par la diminution du nombre de travailleurs. Du point de vue social, la première solution est largement préférable à la seconde, car elle traite tous les travailleurs sur un pied d’égalité et assure au plus grand nombre les avantages d’un emploi. Une voie séduisante serait celle de relier la diminution du nombre d’heures travaillées aux gains de productivité, ce qui devrait également protéger le revenu par personne. Un tel choix n’entraînerait pas néanmoins de création d’emplois supplémentaires. Pour pouvoir les créer, il faut que la diminution de la durée du temps travaillé dépasse le seuil des compensations par des heures supplémentaires ou par de nouveaux gains de productivité. Autrement dit, il faut que cette réduction soit supérieure au progrès de la productivité du travail et à la capacité d’absorption de la main-d’œuvre par de nouvelles entreprises ou organisations. Il s’agit là d’un cadre très contraignant.

Plus précisément, un tel cadre ne pourra s’appliquer sans entraîner des répercussions sérieuses sur les niveaux de rémunération des travailleurs et les frais d’exploitation des entreprises. Dans la logique économique actuelle, la réalité brutale est que la réduction du temps de travail ne pourra pas s’effectuer sans une remise en cause de la rémunération. En outre, son adoption et sa mise en œuvre ne pourront se faire qu’au terme de démarches longues et complexes, tant au niveau des instances politiques qu’à celui des entreprises. Et enfin, demeure aussi l’écueil de l’interchangeabilité totale et parfaite des personnes au regard des exigences d’un emploi. Cette interchangeabilité est loin d’être assurée dans les conditions existantes. Dans un contexte mondial où le coût du travail menace son existence, une revendication de diminution du temps de travail qui gravitera exclusivement autour du principe d’enlever une partie du travail à ceux qui en auraient trop pour le redistribuer à ceux qui en sont privés n’aura pas grande chance d’aboutir, ni du point de vue de la mobilisation des travailleurs concernés et ni de celui de son inscription à l’ordre du jour politique.

Vers des réformes non réformistes

Des faits têtus demeurent. Le travail reste la clef de la production, et donc de l’activité économique, et la forme privilégiée de la répartition de la richesse produite. Sa validation sociale continue de passer par la collectivité et le marché. Le défi de taille dans la présente phase de l’évolution du système socioéconomique sera de réussir à donner plus de poids à la collectivité dans la validation sociale du travail. Cela faciliterait sa réappropriation, ne serait-ce qu’en sortant le secteur de l’économie sociale et solidaire ou tiers secteur de son rôle actuel d’amortisseur social, dans le cadre du désengagement de l’État, pour en faire pleinement le lieu de développement d’une nouvelle société dans laquelle l’économique sera encastré dans le social. Une telle démarche commandera toutefois d’inscrire dans une perspective plus large la réflexion sur la place du travail dans le changement de décor en cours. Partant du constat de l’impossibilité de reconduire les schémas antérieurs dans la lutte au chômage, cette réflexion devrait tenir compte de l’existence de besoins sociaux non satisfaits par le marché et des possibilités nouvelles de revoir les proportions de temps consacrées au travail emploi, aux activités sociales et aux activités personnelles. Elle devrait faire cas aussi des possibilités nouvelles de refonder la citoyenneté sur de nouvelles bases et de s’avancer ainsi sur la voie de la démocratie productive.

La traduction des conclusions d’une telle réflexion en projet politique d’abord et en une stratégie de mise en œuvre de ce dernier par la suite représentera un autre défi de taille. Il se posera d’ailleurs avec une acuité particulière dans le redéploiement et le développement de l’économie sociale et solidaire qui est un enjeu stratégique. Dans la phase actuelle de l’évolution du système socioéconomique, les monopoles et oligopoles dominent le marché et influencent fortement les politiques, les lois et les règlements. Les pouvoirs publics, qui ont la haute main sur les collectivités, sont profondément imprégnés par cette influence. Les monopoles et oligopoles des secteurs industriels, agricoles, commerciaux et de service usent et abusent de leur pouvoir pour préserver leur rente de situation, en entravant l’émergence de toute initiative issue du milieu économique ou social qui pourrait y porter atteinte. Et ce comportement déteint sur les pouvoirs publics. Des contraintes réglementaires et des exigences de fonctionnement, compatibles seulement avec une production ou une organisation à grande échelle, étouffent la production de petite échelle, qu’elle soit à but lucratif ou non. Elles nuisent de la sorte à l’innovation économique, sociale et culturelle. Plus fondamentalement, ces contraintes et exigences de fonctionnement nuisent également à la préservation de la plupart des savoir-être et des savoir-faire qui sont les fruits de connaissances et de pratiques de très longue date, qui ont contribué à la survie et au progrès de l’humanité et sans lesquelles toute société éprouverait des difficultés à prospérer et s’épanouir. Tout un terrain de lutte politique se dessine ainsi, puisqu’il s’agira finalement de travailler à ramener l’économie dans le giron de la société.

Pour revenir à ce besoin d’une perspective plus vaste, un exemple intéressant est fourni par une proposition avancée par Guy Aznar [38], un chercheur indépendant français, vers la fin des années 1980. Ce dernier avait lancé l’idée d’une société sans chômage où l’on pourrait vivre à trois temps, équilibrant production, activités sociales et temps individuel. Chacun y organiserait librement son projet de vie autour de trois pôles : le travail dans la sphère productive, l’activité dans la sphère sociale, l’activité ou la non-activité dans l’espace individuel. Une personne pourrait ainsi occuper un emploi dans le secteur productif (PME, grandes entreprises, etc.), mais en travaillant moins pour permettre au plus grand nombre possible d’avoir un emploi. Elle pourrait aussi consacrer un certain nombre d’heures dans la semaine à des activités sociales, par exemple dans un organisme à dimension communautaire. Et enfin, elle pourrait occuper son temps libre soit à des activités individuelles à but récréatif, et parfois même à but lucratif, soit plus prosaïquement à la détente et au repos. Aznar partait de la constatation que la proportion relative de ces trois temps pouvait être changée, par suite de la diminution marquée de l’emploi.

Le temps de travail productif serait partagé entre tous. Le temps social existerait déjà sous la forme de la vie associative actuelle, mais de nombreuses autres fonctions sociales resteraient évidemment à développer pour répondre, entre autres, aux besoins non satisfaits par le marché. Le temps libre relèverait des choix personnels de chacun et pourrait éventuellement servir à inventer un nouveau travail à côté du premier. L’essentiel dans ce mode d’organisation est que chacun puisse avoir accès à ces trois temps de vie.

À chaque temps correspondrait son revenu. Au temps de travail productif, un salaire lié au temps consacré aux tâches assignées ; au temps social, un « deuxième chèque » lié à la productivité de la société, à sa croissance économique, et dont ne pourront bénéficier que les personnes qui auront accepté de réduire leur temps de travail et jamais des personnes professionnellement inactives ou occupant un emploi à temps plein ; au temps libre, un revenu facultatif fruit d’une éventuelle autoproduction sous le signe de la valeur d’usage.

Dans le contexte spécifique de la France de la fin des années 1980, Guy Aznar retenait trois stratégies parallèles pour mettre en œuvre ce système : la réduction générale du temps de travail pour atteindre par palier la semaine de quatre jours ; la réduction individuelle choisie du temps de travail productif, en recourant à différentes dispositions existantes (préretraite, année sabbatique, temps partiel volontaire, etc.), la stratégie du temps choisi reposant sur le choix libre de périodes d’interruption en alternance avec des périodes de travail sur la durée de la vie active ; la création massive et volontariste d’un vaste secteur d’emplois sociaux, le secteur des activités d’utilité collective qui répondrait aux besoins collectifs non satisfaits ou aux besoins reliés au service de la personne.

Une des orientations de fond défendues par Guy Aznar était qu’il fallait cesser de considérer le salaire comme l’unique source de revenus et qu’en conséquence, une réorganisation des sources de revenus s’imposait. De là est venue la proposition d’un « deuxième chèque » pour lequel l’auteur avait d’ailleurs proposé trois modes de fonctionnement et de financement non exclusifs entre eux. L’objectif commun demeurait toutefois de favoriser la réduction du temps de travail productif, de faciliter l’exercice d’activités sociales et de permettre demain à l’homme de disposer plus librement des trois temps de la vie pour devenir véritablement « le fils de ses œuvres ».

Rappelons que cet exemple a été choisi pour illustrer l’importance d’aborder dans une optique d’ensemble le défi du travail pour tous plutôt que de se laisser piéger par des formules miracles ou des revendications à la pièce dictées par l’urgence d’agir. L’important aussi est de retenir l’approche suivie dans l’exemple. Elle peut se résumer dans la volonté de partir de la réalité, en ouvrant bien les yeux sur les transformations en cours, d’imaginer ensuite une société sans chômage et de revenir à la réalité en vue de déterminer les principaux éléments structurants d’une telle société dans le contexte existant. L’idée ne serait plus de lutter simplement contre le chômage, mais de commencer à construire peu à peu une société sans chômage, en avançant des revendications soigneusement orientées vers la mise en place de ces éléments structurants. Ces éléments devraient d’ailleurs pouvoir se traduire en autant d’objectifs intermédiaires dans le souci de rassembler graduellement toutes les forces possibles de changement, celles déjà bien ancrées dans leurs milieux respectifs et forgées dans la lutte contre les politiques néolibérales ainsi que celles encore potentielles susceptibles d’émerger de cet embryon de classe sociale possible qu’est le précariat.

L’incertitude grandissante autour du travail-emploi et l’insécurité stressante qui en découle pour une masse toujours croissante d’individus, désormais incapables de planifier leur vie et d’en tirer le sentiment d’un certain contrôle de leur destinée, constituent des facteurs qui devraient pouvoir jouer en faveur de l’enracinement dans la société de l’exigence d’une société sans chômage. Cette exigence ne pourra toutefois s’imposer dans l’ordre du jour politique sans un important mouvement de mobilisation, un mouvement suffisamment puissant pour ébranler l’intolérance absolue du système envers toute déviation de l’ordre néolibéral.


Notes

[28] Les statistiques officielles ne donnent d’ailleurs qu’une idée fortement partielle de l’ampleur réelle du phénomène. Dépendant du nombre des variables considérées, le taux de chômage peut passer ainsi, dans le cas par exemple des États-Unis, en octobre 2014, de 5,4 % (taux officiel largement utilisé par les médias), à 11,5 % (en considérant aussi les travailleurs dits découragés à court terme et le travail à temps partiel par défaut) et à 23,0 % (en considérant aussi les sorties forcées de la vie active, une catégorie qui n’est plus prise en compte depuis 1994). Source : http://www.shadowstats.com

[29] Guy Standing, « Work after Globalization—Building Occupational Citizenship », Edward Elgar Publishing Limited, Cheltenham, UK, 2009

[30] Voir à ce sujet Travail et citoyenneté : quel avenir ?, publié sous la direction de Michel Coutu et Gregor Murray, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010

[31] Guy Standing, « A Precariat Charter—From Denizens to Citizens », Bloomsbury, London, UK, 2014

[32] « Nace la Coordinadora de Desempleados y Precarios de Madrid », Diagonal, 08/01/16

[33] Immanuel Wallerstein, « New Revolts against the System », New Left Review, November-December 2002

[34] Plusieurs sources vont dans ce sens dont la prospectiviste française Carine Dartiguepeyrou. Voir : Évolution et changement de valeurs Que se cache-t-il derrière la crise ?

[35] Peter Frose, « The Politics of Getting Life », The Jacobin, April 2012

[36] Propos d’André Gorz, cité par YOVAN GILLES, « Oser l’exode de la société de travail vers la production de soi », entretien repris sur le site Perspectives gorziennes, 30 août

2015

[37] Seith Ackerman, « The Work of Anti-Work : A response to Peter Frase », Jacobin, May 2012

[38] Guy Aznar, « Le travail c’est fini (à plein temps, toute la vie, pour tout le monde) et c’est une bonne nouvelle », Paris, Édition Belfond, 1990

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