Quand ça chie en Bambochie..

Photo

À vrai dire, personne parmi les Bambochiens n'aurait su dire quelle était cette statue ni préciser son origine. Elle a toujours trôné avec majesté et totale indifférence au beau milieu de ce petit village perdu au fin fond de la Bambochie orientale, surplombant les cases et rivalisant en hauteur avec les arbres centenaires.

Ils auraient été bien en peine d'y reconnaître quelqu'un de connu ou d'obscur vu qu'elle n'avait pas de figure. Il n'est pas impossible qu'elle en ait eu une, il y a très longtemps mais le vent, la pluie, le soleil avaient fini par transformer les ornements habituels du visage en une surface lisse aussi peu loquace qu'un point d'interrogation. On l'appela Kovadis, ce qui signifie " celui qui vient d'ailleurs " en dialecte bambochien et on la laissa tranquille.

Au fil du temps, le mystère de son origine se chargea d'une aura de mysticisme et se transforma en miracle. Ce fut probablement ce glissement du simplement mystérieux vers le quasi-miraculeux qui explique comment les Bambochiens en firent un dieu. Mais cela ne se fit pas du jour au lendemain, les Bambochiens étant trop simples et trop primitifs pour éprouver le besoin d'une divinité.
Ce fut un quadragénaire connu pour avoir plus de bon sens que la moyenne qui, le premier, attira l'attention des Bambochiens sur une particularité gestuelle de la statue que personne apparemment n'avait remarquée. Elle avait les deux bras tendus droit devant, perpendiculairement au corps, les deux mains jointes, les doigts repliés à l'exception des deux index dépliés et tendus, côte à côte. Les Bambochiens étaient certes émerveillés par cette découverte mais ne savaient nullement quelle signification lui accorder.

Le quadragénaire leur expliqua calmement et patiemment que la statue était en réalité un sage doté de pouvoirs surnaturels venu leur apprendre les règles sacrées de la vie en société. Les deux doigts tendus et rapprochés à se toucher symbolisent l'union d'un homme et une femme, une union définitive et exclusive qui exige que les deux partenaires s'interdisent de s'accoupler avec quelqu'un d'autre. Il venait, sans s'en rendre compte, d'inventer le mariage. Et surtout, il dévoila l'existence d'un texte sacré dont il fut le premier à faire l'interprétation.

Les Bambochiens, ravis de découvrir le message sibyllin de leur vieille statue, prirent à cœur de se plier à cette exigence en vérité étrangère à leurs coutumes et y trouvèrent même un certain plaisir du fait de la fin des querelles habituelles à propos des femelles. Les femmes ne tombèrent plus malades aussi souvent, ne moururent plus écartelées entre les hommes qui se les arrachaient, et les gamins qui naissaient devinrent reconnaissables et n'excitaient plus la convoitise et les bagarres. Les Bambochiens, peuple rude et primitif vivant selon des lois qu'auraient reniées bien des sociétés animales, venaient de découvrir les vertus de la discipline.

Quelque temps plus tard, un autre illuminé trouva une autre signification au message ésotérique de la statue. Il expliqua aux autres que les deux doigts tendus à égale hauteur étaient le symbole de l'égalité entre tous les Bambochiens, y compris les femmes. Dire qu'il était surtout révolté par le peu de cas que les autres faisaient de lui à cause de sa descendance exclusivement féminine serait tout de même injuste. Il croyait réellement que, hommes et femmes, tout en étant différents à plus d'un niveau, étaient en fait complémentaires et que la différence ne saurait être une preuve de supériorité ou d'infériorité. Les bambochiens, sauvages mais point rétifs au progrès, apprécièrent l'idée et décidèrent de l'adopter. Du coup, l'homme fut mieux traité et la statue prit à leurs yeux une valeur nouvelle. Une statue capable de porter autant de significations et d'apporter à leur société autant de solutions aux problèmes quotidiens méritait plus que l'admiration muette.

La vie en Bambochie s'améliora sous l'impulsion de nouvelles lois inspirées par de nouvelles interprétations de la gestuelle de Kovadis, devenu au fil du temps la première instance législative du village. Il y eut même un hurluberlu visionnaire qui vit dans les doigts tendus une muette injonction à construire des routes à double voie, ancêtres de nos autoroutes. Kovadis n'arrêtait plus de parler, toujours dans son langage sibyllin que les Bambochiens ont désormais appris à décoder. Plus rien ne se faisait sans son assentiment. On le consultait sur tout et il avait réponse à tout, pourvu que l'interprète soit pourvu d'assez de clairvoyance. Ils en firent alors un dieu et ne s'en portèrent guère plus mal.

Puis les choses commencèrent à se gâter. Un jour, deux jeunes qui avaient bu un coup de trop, décidèrent que leur voisin Bambochou n'avait pas le droit de s'accaparer la plus belle femme de Bambochie. Ils s'en allèrent derechef la violer dans le coin bibliothèque de sa case. Son mari en fut malade pendant trois jours et les Bambochiens consternés ne surent quoi faire pour régler le problème. C'est alors qu'un vieux sage eut l'idée que les deux doigts de Kovadis, indiquant par une coïncidence miraculeuse la direction de la case des violeurs, étaient des doigts accusateurs qui semblaient dire " tu t'es vu quand t'as bu ? ". L'alcool fut alors interdit sur le territoire de Bambochie et les violeurs mis au ban à l'orée du village.

Seulement, les nouveaux parias n'avaient pas que des pulsions libidinales mal à propos. Ils étaient vindicatifs et rusés. Ils se démenèrent si bien qu'ils convainquirent d'autres jeunes de se joindre à eux pour protester contre la prohibition de l'alcool et réclamer la liberté sexuelle, la deuxième exigence étant formulée par les nouveaux membres qui n'avaient pas goûté à la femme de Bambochou et ne voulaient pas être en reste. Ils inventèrent une nouvelle interprétation du texte Kovadisiaque et ils racontèrent à qui veut les entendre que le geste de Kovadis était en fait un signe d'hostilité qui voulait dire littéralement " je vais t'arracher les yeux ". C'est en fait une trouvaille de l'un d'entre eux qui allait souvent en Tunisie où il a appris l'expression. Comme elle faisait très bien l'affaire de la nouvelle confrérie hostile à Kovadis, ils l'adoptèrent sans peine. Ils se constituèrent alors en association qui prit pour nom " l'association des démocrates qui refusent de se faire arracher les yeux ". Ils se firent pousser la barbe et arborèrent un bandeau rouge sur le front.

Les Bambochiens s'en amusèrent au début comme ils faisaient avec toutes les nouveautés, puis finirent par se lasser d'eux, les jugeant puérils et plutôt ridicules. Eux- mêmes le savaient mais déjà à cette époque le ridicule ne tuait pas.

Très peu de Bambochiens prêtèrent l'oreille aux discours de la confrérie, mais la brèche était faite, l'image de Kovadis se craquela légèrement et certains commencèrent à mettre en doute la justesse de ses ordonnances et le bien fondé de son autorité. La situation empira surtout lorsque certains Bambochiens peu scrupuleux découvrirent qu'ils pouvaient se servir de Kovadis pour réaliser des profits personnels. Le plus fourbe d'entre eux, arguant du fait qu'il possédait deux cases situées dans la direction indiquée par les doigts de dieu, prétendit qu’il devait être désigné chef du village et interprète unique de la parole Kovadisiaque. Moyennant quelques largesses distribuées à gauche et à droite, il trouva facilement des partisans acquis à sa cause et Bambochie tomba sous le joug d'une tyrannie jusqu'alors inconnue. Les interprétations se succédèrent apportant chaque fois de nouveaux décrets qui renforçaient l'autorité du chef et grignotaient la liberté et le patrimoine des Bambochiens.

La confrérie des barbus au front rouge ne se fit pas prier pour crier haro sur l'usurpateur. Ils dénoncèrent l'usage qu'il a fait de la chose sacrée et appelèrent à la révolte. Ils auraient pu être plus écoutés s'ils n'avaient pas exprimé également la volonté de s'émanciper définitivement de la tutelle du dieu Kovadis. Leur discours sur l'inutilité d'un dieu ne plut que modérément aux Bambochiens qui n'avaient pas eu tellement à se plaindre de leur divinité avant sa récupération par les plus cupides d'entre eux. Ils se rappelaient avec nostalgie les premiers temps où les enseignements de Kovadis réglaient leurs différends et leur apportaient maintes réponses à leurs interrogations. Ils étaient certes peinés que les préceptes de Kovadis fussent dévoyés d'une manière aussi éhontée et même criminelle, mais se refusaient d'imputer cela à Kovadis lui-même.

Le torchon brûla longtemps entre eux et la confrérie hostile à tous les Kovadis immatériels. Jusqu'au jour ou quelqu'un réussit à mettre tout le monde d'accord, momentanément, en inventant une nouvelle interprétation des deux doigts polysémiques. Il convainquit les Bambochiens que Kovadis les appelait ainsi à séparer le sacré du politique et du social. Trouvant que le terme séparation était un peu trivial et insuffisamment racoleur, il appela cette nouvelle règle laïcité.

Tout plut aux Bambochiens, aussi bien le nom que le principe. Ils dépossédèrent les serviteurs de Kovadis de leurs richesses et de leur pouvoir et leur affirmèrent que la foi résidait dans le cœur et que la religion était une affaire personnelle. Les plus fervents d'entre eux firent faire une statue plus grande que celle de Kovadis, une main dans la poche et l'autre levée en l'air avec les doigts repliés à l'exception du majeur, qu'ils installèrent à côté de Kovadis. Ils l'appelèrent Liberté.

La nouvelle statue devint rapidement la coqueluche de Bambochie. La forme phallique de la main au majeur déplié, fit rêver les nobles Bambochiennes et assura leur domination par les Bambochiens.

Mais elles étaient libres. Et la liberté, c'est connu, est source de créativité. Combinant alors les enseignements de Kovadis aux nouveaux préceptes de la liberté, les Bambochiens inventèrent le mariage pour tous. Les hommes y pensèrent les premiers, puis les femmes suivirent. Les apôtres de Kovadis furent réduits au silence puisque les inventeurs de la nouvelle mode affirmèrent qu'ils s'étaient inspirés de ses doigts signifiant la similarité et que tout compte fait ils n'avaient pas moins de religiosité que les autres. Personne n'avait désormais l'apanage de se réclamer de Kovadis plus que les autres. Et, la liberté aidant, les adorateurs de la nouvelle statue interdirent la liberté d'arborer tout autre signe ostentatoire d'allégeance à une statue quelconque à part celle au doigt érectile.

Les nouveaux gourous de la nouvelle religion inventèrent l'échangisme comme divertissement et le libre échange comme modèle économique. La liberté de certains leur permit d'appauvrir la majorité des Bambochiens et de les réduire à l'esclavage délibéré. Ils vécurent aussi misérablement que lorsqu'ils étaient sous le joug du faux prophète de Kovadis, mais ils étaient tout de même libres, ce qui était différent. Ils apprirent aussi à élire librement celui qui aiderait à les dépouiller.

Certaines femmes, conscientes de leur écrasement par une société égalitaire juste en apparence, se drapèrent de leur liberté et fondèrent un mouvement qu'elles appelèrent " ni putes ni soumises " et parurent surtout à la fois putes et soumises. D'autres étalèrent leur nudité dans les lieux publics pour protester contre la mentalité de ceux qui ne les aiment réellement que déshabillées.

Et les Bambochiens vécurent heureux sous le règne du dieu liberté qui n'interdisait rien à part remettre en question cette liberté…

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات