Fragmentation, implosion, liquéfaction, "somalisation"… Les substantifs ne manquent pas dans les médias, ces dernières semaines, pour qualifier le chaos qui règne actuellement en Libye.
Au nord du pays, les forces gouvernementales alliées aux partisans du général pro-américain Khalifa Haftar combattent depuis le début de l'été les milices islamistes qui ont pris la capitale Tripoli et contraint le gouvernement à s'exiler à Tobrouk, à l'est.
Au sud, s’étend une zone grise échappant à tout contrôle de l'État, devenue une base arrière du djihadisme.
Bref. Un pays, avec désormais deux parlements et deux gouvernements concurrents, qui vole en éclats ; un pays, au bord de la Méditerranée, qui constitue l'une des portes de l'Europe…
L’idée que l’immense territoire libyen, dont toutes les frontières sont aujourd’hui particulièrement poreuses, serve de base arrière à des combattants impliqués ailleurs dans la région (en Egypte ou au Mali notamment) n’est effectivement pas dépourvue de sens.
Avant même d’être complétés par l’apport de l’Otan aux insurgés, les stocks d’armes s’y trouvaient en très grande quantité, dans ces arsenaux du régime qui ont échappé au contrôle des autorités de Tripoli.
Le Sahel est effectivement une région ou de très longue date, des groupes armés, nés dans le contexte des crises internes de presque tous les Etats de la région (ou parfois, comme dans le cas de l’Algérie, manipulés par ces Etats) ont trouvé refuge.
Même si les milices qui s’affrontent aujourd’hui en Libye n’ont pas toutes, tant s’en faut, un agenda anti-occidental, l’absence d’une armée nationale capable d’établir un minimum de contrôle sur l’immense territoire national inquiète donc assez légitimement aussi bien les Etats riverains (Egypte, Algérie, Tunisie ou...Mali) que ceux de la Rive Nord, dont la France, notamment du fait de son implication récente au Mali.
Une intervention occidentale pourrait, en ralentissant la résurgence du camp djihadiste dans le Sahel, avoir quelque effet à court terme sur l’équilibre des forces au Mali. En revanche, dans la phase difficile de reconstruction de la Libye, elle aurait de très fortes chances de se révéler tout à fait contre-productive.
Soutenue par l’Egypte du Maréchal Sissi, comme un élément de sa stratégie régionale contre révolutionnaire, elle se heurterait d’abord à l’hostilité de l’Algérie et d’au moins une partie du paysage politique tunisien.
Techniquement, en l’absence de troupes au sol que personne n’est prêt à envoyer, elle aurait ensuite toutes les chances de manquer d’efficacité.
Sur le terrain politique cette fois, elle risque plus gravement de précipiter en Libye la cristallisation réactive d’un clivage entre "islamistes" et "anti-islamistes", qui est pour l’heure, quoi qu’en pensent les Occidentaux ou les "experts" du Maréchal Sissi, très loin d’être la bonne clef de lecture des affrontements à l’origine de l’instabilité du pays.
Inévitablement, la France va céder à la facilité de se poser en adversaire des milices dites ou perçues comme "islamistes" sans vraisemblablement avoir la capacité de faire la distinction entre la frange (islamiste) radicale et le tissu central (tout aussi islamiste) des forces révolutionnaires.
La lutte, nécessaire contre la frange radicale (notamment Ansar al-Charia) - c’est à dire les groupes dont l’agenda dépasse clairement le cadre territorial et les enjeux de la Libye nouvelle (un peu comme celui de l’Etat Islamique sort du cadre de la transition syrienne vers la démocratie) -, ne saurait se faire efficacement que s’il inclut l’important camp important des islamistes modérés (ce camp que les Occidentaux ont été incapables de soutenir en Syrie, avec les conséquences que l’on voit).
Une intervention occidentale ne trouverait très vraisemblablement aucun autre relais que les forces contre-révolutionnaires, celles que le général Haftar vient sans succès de tenter de mobiliser sous couvert de "lutte contre les islamistes". Elle se ferait avec la bienveillance des Américains, avec l’aide directe du Maréchal Sissi mais également celle de personnalités de l’ancien régime exilées au Caire, tel Ahmed Qadhafeddem, le propre cousin de Kadhafi.
Elle aboutirait ainsi inévitablement à creuser un clivage binaire pro/anti "islamistes", (recoupant partiellement au moins de surcroit le clivage entre forces pro et anti révolutionnaires) tout à fait comparable à celui du champ de bataille dans lequel les Occidentaux, à force d’erreurs d’appréciation, sont sur le point de se laisser enfermer en Irak.