C’est un crime encore plus grand que celui de tuer que de se détourner de ceux qui appellent à l’aide. Il nous tue aussi sûrement qu’il tue ceux que nous méprisons assez pour ne pas les juger dignes de notre propre humanité.
Nous avons beau nous tricoter des excuses mal ajustées, notre lâcheté est assassine, notre indifférence meurtrière et notre société dont nous sommes tellement fiers, putride.
Selon de nombreuses ONG, la stratégie de l’UE est de créer l’effroi, espérant que moins de gens viendront. Comment peut-on laisser mourir des enfants pour espérer réduire le nombre de réfugiés, laisser les fascistes hongrois et slovaques monter des murs de barbelés, couper la route de la fuite, empêcher les demandes d’asile ? Le plus grand nombre de réfugiés se trouvent hors de l’Europe, en Turquie, au Liban, au Kenya, au Darfour. Ce que l’Europe a accepté est très peu par rapport au nombre global. Ce qui est urgent pour les forces progressistes, c’est sauver les gens qui meurent en mer, les gens qui sont refoulés devant les barbelés. L’UE perd sa crédibilité et le peu d’autorité morale qui lui reste
Source : Jean Ziegler : « La tragédie des réfugiés doit provoquer un sursaut mondial » | L’Humanité
À ma fille qui me demandait qui sont les réfugiés, je lui ai répondu que c’était nous. Non pas des semblables, des autres, des presque pareils ou très ressemblants. Non, ils sont nous.
Nous vivons dans un monde global où jamais les modes de vie ou les habitudes n’ont été aussi convergents tout autour de la planète, mais voilà qu’à l’heure de la solidarité humaine, nous reconstruisons un autre, un étranger, un différent : celui qui n’est pas comme nous et qui ne peut donc prétendre à la même vie que nous.
Des gens comme nous
J’ai juste dit à ma fille qu’il y a encore quelque temps encore, la plupart des réfugiés que nous laissons mourir atrocement sous nos yeux de froid, de faim, de noyade, de peur, de désespoir, que la plupart de ces réfugiés étaient juste des gens. Des gens comme nous. Des gens qui prennent la voiture le matin pour aller au boulot ou à l’école, des gens qui discutent de la marche du monde, des impôts, des devoirs, du voisin et de son chien, des courses, du repas du soir, de l’anniversaire du petit dernier, des vacances qu’on ne pourra pas se payer, de la banalité du quotidien qui remplit pourtant tant de nos vies. Des gens qui pensent comme nous que leur vie est parfois un peu ennuyeuse, qu’ils aimeraient bien avoir plus d’argent et moins de soucis, qui se regardent vieillir en se demandant si les gosses s’en sortiront mieux qu’eux.
Des gens qui aiment se retrouver entre amis, en famille, qui aiment rire, qui aiment discuter, qui aiment s’engueuler sur le dernier film qu’ils ont vu, le dernier livre qu’ils ont lu. Des gens qui cherchent aussi des noises au collègue, au voisin, au cousin, qui sont parfois trop fatigués pour faire ce qu’ils voulaient de leur vie, des fois désabusés, des fois émerveillés, des fois heureux de vivre, mais la plupart du temps, totalement ignorants du fait que très bientôt, toute cette vie qu’ils trouvent parfois décevante, toute cette vie avec son étrange banalité, toute cette vie, parce qu’ils n’en ont pas d’autre, toute cette vie va brutalement disparaitre à jamais et leur semblera comme un paradis lointain, presque qu’un rêve, un immense regret et probablement un oubli encore plus grand.
Après cinq années de conflit, quelques chiffres publiés en exclusivité par le Guardian donnent la mesure de l’ampleur du désastre syrien. D’après un rapport du Centre syrien de recherche politiques, 470.000 personnes sont mortes directement ou indirectement à cause de la guerre. Au total, 11,5% de la population ont été tués ou blessés (1,9 million de personnes). De fait, l’espérance de vie a elle aussi fortement chuté. Elle est passée de 70 ans, en 2010, à 55,4 en 2015.
Source : Après cinq ans de conflit, 11,5% des Syriens sont morts ou blessés | Slate.fr
Parce que c’est ainsi que viennent les guerres et la peur et la misère et la haine et le désespoir. De nulle part et jusqu’au bout, on n’y croit pas.
D’un seul coup, tu n’as plus rien et tu n’es plus rien.
Tout ce que tu as bâti patiemment, tout ce que tu as voulu, rêvé, pensé, aimé, dévoré, tout cela est parti à jamais.
Tu n’as plus rien, tu n’es plus rien, tu n’es nulle part.
Il ne te reste que toi, ta peur, ta faim, ceux que tu aimes et que tu tentes de protéger malgré tout, tes enfants dont la souffrance t’écorche à chaque instant et ton impuissance, immense et implacable.
La route de l’effroi
Tout ce qu’il te reste, ce sont souvent tes jambes pour fuir aussi loin qu’elles peuvent te porter. Tout ce qui te reste, c’est la vie, aussi moche soit-elle devenue et l’espoir, vain et insignifiant, que faute de ne jamais revivre les heures perdues de ce que tu sais désormais avoir été ton bonheur, tu puisses encore survivre juste un peu plus longtemps, que tu puisses peut-être arriver à sauver ce qui finalement est devenu le plus précieux au monde : la chair de ta chair, la vie de ceux que tu aimes.
Depuis 1951, presque tous les États du monde, dont les pays européens, ont signé la convention des Nations unies sur les réfugiés. Elle crée un droit de l’homme universel : le droit d’asile pour quiconque est persécuté dans son pays pour des raisons religieuses, raciales ou politiques. Ce droit, qui prime sur toutes les législations nationales, est aujourd’hui piétiné, notamment par certains pays de l’Union européenne (UE). C’est inadmissible.
Source : Jean Ziegler : « La tragédie des réfugiés doit provoquer un sursaut mondial » | L’Humanité
Tout ce qui te reste, c’est la fuite et le droit inaliénable de ne pas rester là où ta vie n’est plus possible, le droit inaliénable de tous les êtres humains d’essayer de vivre ta vie coute que coute. Un droit sur le chemin duquel tu vas découvrir encore pire que la grimace hideuse de la guerre qui déchire ton pays : la cupidité, la haine, le racisme, la peur, l’égoïsme. Un droit qui va te faire dépouiller jusqu’à la dernière de tes maigres possessions, de tous tes droits humains, précisément, et de toutes tes illusions. Un droit pour un voyage au bout de l’enfer, sur des kilomètres sans fin, dans la boue, dans la peur, dans la faim, dans la douleur, dans la perte. Tu devras emmitoufler tes enfants dans des bâches, des hardes, des guenilles, leur faire bouffer les restes des poubelles, les embarquer sur des coquilles de noix au cœur de la mer froide, immense, sombre et sans merci. Tu devras leur faire endurer mille morts, mille souffrances parce que tu n’as pas d’autres choix, pas qu’il ne te reste pas d’autres issues.
Et si tu survis à toutes ces ignominies, il te faudra encore affronter les barbelés, le mépris, la haine, de ceux qui se prétendent civilisés et qui, à ce titre, se gobergent dans leur posture pathétique de donneurs de leçon d’humanité.
Barbelés-rasoir : un équipement de guerre
Car tu les verras peut-être, les nouveaux barbelés de l’Europe, les barbelés-rasoirs, si tu survis à tout le reste. Tu verras ce que des pays opulents et monstrueusement arrogants ont pu inventer pour briser le flot intangible des damnés de la terre dont tu fais à présent partie. Tu les verras, ces petites lames affutées te barrer le chemin de l’asile, tu verras qu’elles ont été pensées non pas pour t’arrêter, t’entraver ou te ralentir. Non, elles ont été pensées pour te lacérer, te déchirer, te taillader, te blesser et blesser la chair tendre de tes enfants. Elles énoncent aussi leur insoutenable petit message implacable : non, tu ne mérites nul refuge, nulle place sur terre pour vivre tranquille ta vie d’être humain!
Et tu te demanderas, pendant que leur peuple obscène te jugera, toi et les tiens, comme surnuméraires et négligeables, comme hautement dispensables, tu te demanderas ce que tu as bien faire pour mériter pareil traitement.
Rien d’autre que d’avoir été au mauvais endroit et au mauvais moment. Et surtout d’avoir croisé la route d’une bien méprisable prétendue civilisation qui a une conception bien étroite et autocentrée de l’humanité et de ses obligations.