Un des ouvrages les plus fameux de Martin Heidegger est son Holzwege, qu’on traduit en français en plusieurs mots, par manque d’équivalent : Chemins qui ne mènent nulle part. Il s’agit en réalité d’un recueil de textes rédigés plusieurs années avant la parution du livre en 1950. Ces textes sont au nombre de six et l’avant-dernier d’entre eux porte le titre suivant : Pourquoi des poètes ? On croit savoir qu’il date de 1946 et qu’il a fait l’objet d’une sorte de conférence privée pour marquer le vingtième anniversaire de la mort de Rainer Maria Rilke (1875-1926). Mais la formulation du titre fait référence, elle, à Hölderlin qui, à la septième strophe de son élégie Pain et Vin, écrit : « Mais nous venons trop tard, ami. Oui, les dieux vivent, / Mais là-haut, sur nos fronts, au cœur d’un autre monde. […] Alors, dans un fracas de foudre, ils surgiront. Mais jusqu’au jour de leur venue, /Le sommeil souvent me paraît moins lourd que cette veille / Sans compagnon, cette fiévreuse attente… Ah, que dire encore ? Que faire ? / Je ne sais plus, – et pourquoi, dans ce temps d’ombre misérable, des poètes ? Mais ils sont, dis-tu, pareils aux saints prêtres du dieu des vignes, / Vaguant de terre en terre au long de la nuit sainte. »
Le passage qui nous intéresse dit en allemand : « und wozu Dichter in dürftiger Zeit. ». On pourrait également traduire ainsi : Pourquoi des poètes en temps d’indigence…Le mot « dürftiger » renvoyant à ce qui est maigre. Il désigne l’opposé de la généreuse profusion. La traduction que nous avons retenue ci-dessus — celle de l’édition de la Pléiade —, préfère parler de « ombre misérable ». Sans doute pour insister sur cette sorte de raréfaction de la lumière spirituelle qu’induit l’indigence dont il est question. D’autres traductions, néanmoins, parlent de « détresse ». Car telle est l’attente des dieux pour le monde, du point de vue de Hölderlin en tout cas : elle marque un temps de détresse ! Il semble même que ces options se soient imposées dans le langage des philosophes et des hommes de lettre en France. Des rencontres sont organisées, des ouvrages sont publiés qui reprennent à leur compte la formule hölderlinienne dans cette traduction particulière : Pourquoi des poètes en temps de détresse ?
Le poète et l’imminence du danger
L’inconvénient de cette formule est qu’elle occulte le sens particulier que Hölderlin a donné à l’indigence du temps. Et, d’ailleurs, devons-nous considérer que le temps dont il parle est le même que le nôtre ? Sommes-nous, nous aussi, en ce « dürftiger Zeit » qu’il évoque ? D’aucuns pourraient le contester. En faisant remarquer d’abord qu’il s’est passé plus de deux siècles depuis le moment où Hölderlin a écrit son poème. En rappelant ensuite qu’à l’heure où il l’écrit, un événement marquant a eu lieu en Europe qui a bouleversé les esprits dans les milieux intellectuels. Nous voulons parler de la Révolution de 1789, qui a suscité d’immenses espoirs, bien au-delà des frontières françaises, avant de provoquer une si profonde déception en basculant dans la « Terreur ».
L’argument poursuivrait sur ce point en tentant de montrer que le poème Pain et Vin peut être compris comme étant de bout en bout une réponse à la tournure « anti-spirituelle » prise par la Révolution française. L’indigence du temps, ou sa détresse, serait précisément celle que projette dans l’avenir cette révolution qui, au lieu de laisser advenir une aube nouvelle, précipite l’Europe dans un sombre inconnu. Pour nous qui sommes de ce côté-ci de la Méditerranée, l’événement peut paraître d’autant plus circonscrit et ne nous intéresser que de façon très lointaine.
Enfin, ce temps de détresse ne serait-il pas celui qu’éprouve personnellement Hölderlin, ce poète à la santé fragile que les mésaventures de sa vie amoureuse ont livré au chagrin jusqu’à lui faire perdre le goût de la vie ? On sait de quelle puissance dispose l’amour s’agissant de nous peindre le monde, selon le cas, en habits de lumière ou en sombres guenilles. L’année 1800 est à la fois celle de la rédaction du poème et celle de la fin de son histoire avec l’unique grand amour de sa vie, Susette Gontard… Oui, il est vrai que ces considérations ont souvent été oubliées. Comme si le poète prophétisait indépendamment de toute influence liée au contexte de son époque et des aléas de sa vie personnelle.
Il reste que ces remarques très judicieuses ne prennent tout leur sens que si elles s’appuient sur la prise en compte d’une donnée fondamentale, à savoir que le poète pressent ce qui advient. Si on lui conteste ce pouvoir, on a beau jeu de ramener tout ce qu’il dit aux contextes divers de son existence personnelle : le résultat est qu’on passe entièrement à côté de ce qui fait la force de son dire. Il n’y a rien d’irrationnel à affirmer cela.
Le poète ressemble à ces animaux qui sentent l’imminence d’un danger quand d’autres, et avec eux beaucoup des humains, continuent de s’affairer à leurs occupations habituelles. La question est de savoir si les éléments de son environnement sont capables de s’immiscer dans ses visions au point de les fausser, ou si cette vision porte en elle la vigilance de sa propre vérité. Et cela, c’est à nous d’en juger aujourd’hui en considérant ce que nous révèle l’Histoire, mais en ayant toujours à l’esprit que notre conscience de la détresse est diverse, ou diversement développée.
L’Ouvert chez Rilke
La sensibilité du poète a partie liée avec sa mémoire. Quiconque refuse de se transporter dans le monde auquel il se réfère par le souvenir de son chant aura peine à comprendre en quel sens nous sommes toujours, et peut-être plus encore qu’avant, dans l’indigence. Cette mémoire du poète n’est pas le reflet de quelque nostalgie maladive, comme on pourrait le faire valoir. En revanche, il y a bien, chez nous les humains, une accoutumance à l’indigence qui nous empêche d’en connaître ou d’en reconnaître la tragique réalité.
Nous sommes ainsi comme ces habitants de la caverne dont nous parle Platon : rivés au spectacle de notre théâtre d’ombres, nous y trouvons notre petit bonheur. Ce qui nous effraie, et suscite nos bruyantes alarmes, ce n’est généralement pas le vrai danger. Lequel survient par-dessus nos têtes, dans l’indifférence de tous… Par conséquent, qui veut s’essayer à apprécier la vérité de la parole prophétique du poète se doit de prendre garde à ne pas se laisser dicter son jugement par cette tendance au déni qui tient lieu chez beaucoup d’entre nous d’activité intellectuelle. Et, s’il veut se faire une idée de la façon dont d’autres que lui s’y sont pris — sans nécessairement considérer que c’est la seule façon possible —, le texte de Heidegger évoqué plus haut peut y pourvoir.
Il peut même être l’occasion de prendre connaissance de deux expériences poétiques de la détresse du temps, puisque, nous le disions, il est également question de Rilke dans ce texte. S’avancer sur ce chemin, c’est l’assurance de découvrir, au sujet du danger qui guette notre temps, une conception qui nous éloigne des discours que produit à notre attention le monde du militantisme politique. Tout se joue chez Heidegger autour de la notion d’« Ouvert », présente dans la pensée des deux poètes mais donnant lieu à des acceptions différentes.
La Huitième Elégie de Duino de Rilke commence ainsi : « A pleins regards, la créature / voit dans l’Ouvert. Nos yeux à nous sont seuls / comme inversés, posés ainsi que pièges / autour d’elle, cernant son libre élan ». Le propos relève en un sens de l’anthropologie. L’homme, nous dit le poète, est de toutes les créatures celle qui ne voit pas dans l’Ouvert. Sa raison, par quoi elle se met à distance des choses pour mieux les appréhender, est précisément ce qui la coupe du reste du monde, ce qui l’isole : elle est « cernée dans son libre élan » ! Mais, en réalité, cette description concerne plus particulièrement l’homme de la modernité occidentale.
Si piège il y a depuis le commencement des temps, c’est à notre époque moderne que l’homme s’est comme attelé à le refermer sur lui-même. Pourquoi parler de piège ? Parce que l’Ouvert qui s’offre à la vision de l’animal est « exempt de mort », comme l’affirme la suite du texte. Tandis que nous, les hommes, la mort, « nous ne voyons qu’elle » : « Jamais nous n’avons, nous, pas un seul jour / le pur espace devant nous, où vont les fleurs / infiniment s’épanouir… ».
La critique de Heidegger
Le drame de notre époque, du point de vue de Rilke, est que plus nous sommes livrés à la mort, plus nous sommes tentés d’aggraver les conditions qui nous ont menés à cette situation tragique. Car au lieu de reconquérir l’élément d’unité qui nous rapproche des autres créatures, nous nous insurgeons en approfondissant davantage ce qui nous en sépare. Nous nous ployons à « regarder en arrière, dans l’Apparence, et non pas dans l’Ouvert ». Le cercle vicieux se referme dangereusement sur lui-même. Le rôle du poète est donc de nous entraîner à contre-courant de notre funeste mouvement naturel — vers l’Ouvert cette fois — tel un Orphée qui nous délivre tout à la fois de notre solitude et de la mort omniprésente.
Il semble assez évident que pareil diagnostic au sujet de la crise de notre époque moderne peut recueillir les faveurs d’une pensée qui anime aujourd’hui les mouvements écologistes. Car on trouve chez ces derniers la même attitude critique envers cette sorte de césure que l’homme moderne — prométhéen — a creusée entre lui et l’animal : césure grâce à laquelle il se met en position de soumettre le monde du vivant à ses projets, au mépris des équilibres naturels. Toutefois, ce qui préoccupe Rilke, c’est davantage l’homme que la nature : en le libérant de la loi de la césure, c’est lui-même qu’on libère… C’est son élan vers l’Ouvert !
Toutefois, Heidegger va insister ici, non seulement sur la différence avec l’Ouvert de Hölderlin, mais aussi sur l’ancrage de la conception rilkéenne dans la tradition métaphysique, qu’il récuse. Pour lui, et comme il avait eu l’occasion de l’affirmer auparavant dans des cours dont le contenu a été publié, ce que nous dit Rilke de l’Ouvert s’inscrit dans le prolongement de la pensée de Schopenhauer, de Nietzsche et de Freud : pensée de l’unité de la nature conçue comme flux vital inconscient. Cette pensée elle-même est, dit-il, le pur produit de la « métaphysique de la subjectivité », dont la domination à notre époque est au cœur de l’indigence dont nous souffrons.
L’Ouvert que propose Rilke est ainsi un repli sur une subjectivité qui nous ramène vers notre supposée animalité : il n’est pas ouverture sur le monde. Autrement dit, Rilke éprouve bien la détresse de l’époque, qu’il exprime à travers le thème de la séparation et de la prépondérance de la mort dans l’existence de l’homme. Cependant, le remède qu’il préconise n’est pas la réponse salutaire. Il serait plutôt de nature à aggraver le mal. Le salut réside toujours dans l’Ouvert, mais dans celui de Hölderlin… Seulement, ce Hölderlin qui a les faveurs de Heidegger, comment comprendre ce qu’il nous dit à propos de l’attente des dieux, et à propos également des poètes qui, en cette attente, seraient « pareils aux saints prêtres du dieu des vignes » ?
Nous qui avons été nourris à un monothéisme farouchement opposé à toute idée de pluralité des dieux, et dont nos intellectuels n’ont conçu ensuite leur émancipation que dans un certain rejet du religieux en général, en tant que lieu des croyances qui ne sont que l’ombre du vrai savoir, allons-nous pouvoir donner un sens à tout cela ? Il importe en tout cas de saisir au moins la façon dont d’autres que nous ressentent et expriment la détresse du temps présent. Quitte ensuite à proposer la nôtre dans un esprit de dialogue ou même de confrontation.
Polythéisme et diversité symphonique
A la question « Pourquoi des poètes en temps de détresse — ou d’indigence ? », Hölderlin répond de la façon suivante : ils sont ceux par qui s’accomplit l’attente des dieux. Cette attente, de son côté, est ce qui réalise l’Ouvert. Dans l’attente des dieux, en effet, ce n’est pas seulement les dieux qui sont appelés à la présence, c’est aussi le monde qu’ils portent avec eux. Dont la Grèce offre une représentation.
L’Ouvert ouvre sur le monde ! Mais, dira-t-on, qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela : les anciens Grecs avaient leur monde et nous avons le nôtre, n’est-ce pas ? C’est là pourtant qu’il faut préciser le sens des mots. Le monde dont nous attendons la venue avec le poète n’est pas un monde qui s’étale sur nos cartes géographiques, voire sur nos cartes du ciel. Il n’est pas non plus ce qui est désigné quand nous faisons le point sur la population « mondiale », ou quand nous établissons l’état des lieux en matière de ressources naturelles ou énergétiques à travers les différents continents.
Il n’est pas davantage le lieu où se joue l’équilibre des forces militaires entre grandes puissances, ni celui où s’affrontent les politiques culturelles en vue d’une certaine hégémonie. Le monde sur lequel ouvre l’attente du poète est un monde qui se donne dans son éclosion. C’est un monde dont la riche profusion ne renvoie à rien de ce qu’il contient et dont nous pourrions faire usage, mais seulement à son apparaître.
Or c’est précisément ce dont nous sommes privés. Car les dieux se sont retirés et, sans eux, il est vain de penser que nous pourrions jouir de cette fête qu’est le monde quand il se confond avec son apparaître : et il n’est véritablement le monde que dans ce moment ! … C’est pourquoi nous autres modernes nous sommes en réalité pauvres en monde. Nous pouvons bien accumuler toutes sortes de choses et les déclarer nôtres, conquérir des territoires et nous assujettir tout ce que nous y trouvons, nous sommes irrémédiablement les enfants de ce « dürftiger Zeit » ! Il nous reste cependant quelque chose : l’Ouvert que nous donne le poète, par son attente qui est semblable à celle des prêtres de Dionysos allant de pays en pays dans la nuit sacrée.
Cette conception hölderlinienne heurte-t-elle à ce point, finalement, nos préjugés ? Ne convient-il pas de penser que ce polythéisme qu’il évoque est en réalité bien plus en accord avec ce qui fait la force du monothéisme, en ce qu’il nous rapproche d’une pensée de la Création que l’homme est appelé à célébrer dans la foi et dans la joie ? Et qui n’implique nécessairement aucune espèce de croyance superstitieuse, car il n’y est question que de mémoire : mémoire à la fois du néant sans lequel l’être des choses ne saurait advenir comme l’événement qu’il est, et mémoire du beau, puisque c’est dans l’éclosion des choses qu’advient pour l’homme l’expérience du beau… Or que l’humanité de l’homme est intimement engagée par cette expérience !
Le polythéisme n’est le synonyme de l’ignorance, comme le soutient chez nous une certaine théologie, que s’il vaut morcellement du monde en régions, en zones d’influence relevant chacune de telle ou telle divinité. Car alors l’événement de la Création se cache à notre vue derrière la multiplicité des territoires du monde qui sont autant de limites les uns par rapport aux autres.
Mais dès lors que par le dieu du vin il s’agit d’en célébrer la manifestation, de se réjouir du printemps de sa venue, nous ne sommes plus dans le morcellement : nous sommes dans la diversité symphonique de son unité native ! A l’inverse, si le Dieu unique est transformé en divinité qu’on oppose au reste du monde, si on fait de son nom un cri de ralliement dans une aventure de conquête où il est désormais question d’élargir l’aire d’une domination humaine, nous sommes à nouveau dans le morcellement et l’insistance sur le principe d’unicité de Dieu ne changera rien à la chose.
Elle n’empêchera pas que prévale l’ordre de la multiplicité qui occulte le monde comme événement. Qui consacre donc l’oubli de la Création… Elle poussera au contraire à ce que le poète, qui a vocation à porter en lui-même le souvenir de la Création, soit chassé de la cité par le théologien. Lequel s’érigera en autorité morale, en prêtre au service, non de la célébration du monde en son unité, mais de l’ordre établi qui n’est que la forme — indigente — prise par son démembrement !