Népotisme, favoritisme et abus de biens sociaux caractérisent l’affaire des emplois fictifs de Tunisair, dont la troisième audience s’est tenue la semaine dernière devant la chambre spécialisée en justice transitionnelle de Tunis. Un dossier mettant en cause quinze personnes dont une célèbre nièce de l’ancien président Ben Ali, Saloua Mlika, qui est jugée par contumace.
La désormais célèbre « affaire Saloua Mlika » fait partie des 1.605 dossiers de corruption examinés par l’Instance vérité et dignité (IVD) au cours de son mandat. Une affaire qui donne la mesure des privilèges dont jouissait le clan Ben Ali, et qui confirme qu’il considérait les ressources de l’Etat comme un butin à départager entre proches et amis.
Quinze prévenus ont été cités initialement dans cette affaire des emplois fictifs de la compagnie publique aérienne Tunisair, parmi lesquels feu l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali, les anciens PDG de Tunisair Rafaâ Dekhil, Nabil Chettaoui, Abdelmlek Laarif, Youssef Neji, les représentants de Tunisair en France Mohamed Habib Ben Slama, Ali Miâoui, Bechir Ben Sassi, Abdelaziz Jebali, la sœur du président Hayet Ben Ali, la nièce du président Saloua Mlika et son mari Mohamed Laabidi.
Les faits remontent au mois d’octobre 1996, lorsque Mlika, nièce du chef de l’Etat et sœur de Mehdi Mlika, ministre de l’Environnement sous l’ancien régime, est embauchée sans passer par un concours auprès de Tunisair, en tant qu’agent administratif. Quatre mois après, elle est détachée à la représentation de Tunisair à Paris. Un poste très convoité pour les avantages qu’il offre : un salaire enviable, qui atteignait les 4.000 euros par mois à la fin des années 2000, des primes, et le droit à des billets gratuits d’avion en classe « business » pour elle, son mari et ses descendants.
La nièce empoche 1 million de dinars
La situation professionnelle de la nièce du président ne répond pas à l’un des critères d’un détachement à l’étranger, à savoir une ancienneté d’au moins quatre années. Elle a bénéficié de ce poste privilégié durant quatorze ans au lieu du mandat de cinq ans usuellement accordé aux autres cadres et l’enquête a calculé qu’elle aura empoché, en tout, pas moins d’un 1,2 millions de dinars tunisiens (environ 365 000 euros).
Trois anciens représentants généraux de Tunisair à Paris se sont présentés devant la Cour lundi 8 février : Jebali, Ben Slama, et Ben Sassi. Ils ont été auditionnés par le président de la chambre judiciaire spécialisée en justice transitionnelle de Tunis, Ridha Yacoub. Tous les trois ont rejeté les chefs d’inculpation retenus contre eux par l’IVD, dont « l’usage d’un fonctionnaire public de sa qualité et de son poste en vue de réaliser un avantage indu pour lui ou au profit d’une tierce personne », selon l’article 96 du Code pénal. Un crime passible de dix ans de prison selon la législation tunisienne.
Le premier appelé à la barre est Jebali, représentant de Tunisair à Paris de 1993 à 1998. C’est pendant son mandat que Mlika a été nommée en France. « Elle a exercé trois à quatre mois, puis est tombée enceinte. Une grossesse difficile d’après ses bulletins de santé. Elle a alors demandé un congé maladie de longue durée. Par la suite, je suis rentré à Tunis à la fin de ma mission à Paris », a déclaré l’ancien haut cadre aujourd’hui à la retraite.
De hauts cadres sous influence
Ben Slama dirige la représentation générale de Tunisair à Paris de 2002 à 2008. Il dit avoir appelé, dès sa prise de fonction, le directeur des ressources humaines à Tunis pour dénoncer le cas Mlika. Celui-ci lui il aurait conseillé de rédiger un « bulletin de mouvement », un document à établir pour détecter une absence non justifiée d’un agent. « J’ai noté dans ce bulletin l’absence sans motif de Saloua Mlika, dont le salaire mensuel à ce moment-là s’élevait à 3.600 euros. Pendant trois mois, je me suis abstenu de lui verser sa paye », dit Ben Slama. Mais dans ce bras de fer avec le premier responsable de Tunisair à Paris, Mlika finira par avoir gain de cause, et ses avantages vont se poursuivre, jusqu’à la fin de sa mission.
L’affaire ayant fait partie des 300 dossiers instruits par la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation mise en place aux lendemains de la révolution et transférés au ministère public en octobre 2011, la haute cadre sera poursuivie par contumace par la justice et condamnée en 2012 à six ans de prison ferme.
Ben Sassi succède à Ben Slama de 2008 à 2010. Selon ses dires devant la chambre spécialisée, il va engager les mêmes tentatives que son prédécesseur refusant de payer la nièce du président et appelant le PDG de la compagnie Nabil Chattaoui pour lui demander l’autorisation de suspendre définitivement le salaire de Mlika. Après avoir consulté le Palais de Carthage et notamment le conseiller économique du président (Mongi Safra à l’époque), raconte Ben Sassi, le PDG lui intime l’ordre de continuer à verser la paye. « Son mari est venu me menacer et m’intimider dans mon bureau au moment où j’ai arrêté de régler le salaire de sa femme », témoigne Ben Sassi.
En Suisse, une autre employée fantôme
En 2010, Ben Sassi est transféré en Suisse où il trouve parmi ses agents une certaine Bessma Mlika [la sœur de Saloua Mlika], employée fictive, qui reçoit 6000 francs suisses par mois !
Aujourd’hui déficitaire, la compagnie aérienne publique réalisait à la fin des années 1980 des bénéfices de plus 70 millions de dinars tunisiens par an. La représentation parisienne représentait un des fleurons de la société. Dans une étude de la Banque mondiale consacrée au système de prédation au temps de l’ancien régime publiée en 2014 et intitulée « All in the Family, State Capture in Tunisia », les auteurs notaient : « La corruption de la famille Ben Ali était notoire et constituait une source de frustration manifeste pour la population tunisienne, comme en témoigne le pillage ciblé et systématique des propriétés du clan après le soulèvement de 2011 ».
L’affaire Mlika a été ajournée au 3 mai prochain.