Une lumière flamboyante, un bleu du ciel conquérant et des foules masquées qui battent le pavé ou étalent la grande nappe, heureuses de cette avant-garde de belle saison, moments rares qui rappellent le temps d’avant, des sorties et des fins de semaines qui, si on l’avait su, auraient mérité d’être mieux remplies. C’est du moins ce que l’on se dit.
Mais trêve de nostalgie. Un jour, peut-être, non, un jour sûrement, car, c’est certain, on ne sera plus obligés de porter la bavette et l’on pourra alors trinquer au triomphe de la science, attablés à une terrasse noyée de soleil. Il faudra tout de même se souvenir des troubles endurés, remonter le fil du chrono et s’envoyer du courage a posteriori. Ne riez pas, ça marche.
Non loin d’un canal aux rives bondées, des colonnes de policiers attendent le moment où il faudra jouer du sifflet et du bâton. Quelques minutes avant dix-huit heures, « couvre-feu » oblige, ordre sera intimé aux flâneurs et autres lézardeurs de bouger sous peine d’amende salée. Amusant cet usage du sifflet qui fait penser aux paisibles gardiens des parcs et squares chassant les retardataires quand les grilles se ferment. La loi et l’ordre, c’est rentrer chez soi à l’heure dite. Comment s’y résoudre quand il fait (encore) si beau ? A l’heure des Vêpres, les nuages gris, la glace et les jours raccourcis sont les seuls alliés du confinement quotidien.
Mais on a encore un peu de temps devant soi. Dans la ville, il est des choses immuables. Un peu de soleil, et revoici gambettes et tenues légères. Un peu prématuré au vu de la réalité du thermomètre mais il n’empêche : la règle de l’allègement textile est d’airain. Tout comme celle qui oblige quelques dizaines de bermudopodes et autres savatopodes à faire entendre leur clip-clop sur les trottoirs. Pluie chérie, reviens… Non, ne soyons pas méchant. Savourons. Écoutons Alain et pensons donc printemps.
La jeunesse s’amasse. La cigarette et la vapoteuse permettent d’enlever le masque. On s’assied sur les marches d’escaliers poisseux, sur des bancs, visage face à l’astre, bouteille de bière à la main. Dans certains quartiers, la préfecture a interdit la vente d’alcools mais l’effet de la restriction est négligeable. On boit beaucoup dans la rue, on veut retrouver les joies empêchées. Temporairement impossibles.
Tiens, voici une guitare, non deux. Les jeunes filles chantent faux et massacrent Mistral Gagnant du loubard devenu réac. « … parler du bon temps qui est mort ou qui reviendra ». On se presse autour d’elles et tout le monde dit et répète à l’envi son manque cuisant de ce qui, hier, semblait si naturel, si normal.
Un peu plus loin, un banc, une bande d’ados qui accompagnent en hurlant les paroles échappées d’une enceinte rouge. On capte quelques phrases. « À cause de toi, j'me suis écarté de mes amis / J'pense seulement à toi qu’j’en dors plus la nuit / À cause de toi j'ne vois plus aucune autre fille / J'sais pas, j'ai l'impression qu'elles t'arrivent pas à la cheville ». Vient alors à l’esprit le contenu d’une loi souhaitable. Article 1, interdire la vente de dictionnaires de rimes. Article 2, instaurer une écoute obligatoire des Beatles et de Jean Ferrat au collège. Pourquoi pas ? Tant qu’on y est, autant profiter de la surenchère législative du moment.
On avance le long des boulevards des maréchaux. Le soleil commence à s’éclipser et l’air semble d’une pureté absolue. Deux jeunes gens piétinent le gazon du tramway. L’un a une caméra numérique. L’autre, filmé, habillé d’un costard rose, gesticule en levant les bras bien haut. On tend l’oreille, pas de paroles, pas d’histoire de chevilles, juste des images qui seront certainement youtubées ou, mieux, tiktokées car ainsi va le monde.
Dix-huit heures. La ville ne s’est pas vidée et ses embarras persistent. On entend bien les fameux sifflets mais tout le monde fait comme s’il n’était pas concerné. D’un immeuble à colonnades, un jeune homme sort avec plusieurs sachets sombres à la main. Une sirène le fait sursauter. Il se cache derrière un tronc, risquant un coup d’œil en direction de la plainte qui vient. Fausse alerte. Ce n’est qu’une ambulance. Il peut rejoindre son terrain. Les clients n’aiment pas attendre.
Déjà vingt kilomètres de marche au compteur et cette sensation de flotter qui surgit à chaque raidillon. Le bruit proche du périphérique fait penser à des vagues. Ah si la mer pouvait être là. Nager pour effacer sa fatigue… Mais il faut accélérer.
Des touristes, espèce rare, ont perdu leur chemin. On leur demande s’ils ont entendu parler du couvre-feu. Ils sont au courant mais leur hôtelier les a assurés qu’ils ne craignaient pas grand-chose. On fait un bout de marche avec eux, échangeant des banalités sur cette humanité bien ébranlée par l’invisible menace. Et l’on se quitte sur cette certitude qu’il faut parfois rappeler : l’Arc-en-terre s’en sortira comme il s’en est toujours sorti.
Dix-huit heures quarante-cinq. Paris ressemble soudain à Alger, Tunis ou Rabat à l’heure de la rupture du jeûne. La lumière qui décline, les rues qui se vident, quelques traînards, des voitures qui passent en trombe : ne manque que l’odeur de la chorba et des fritures pour conforter cette étrange sensation de dépaysement. On longe les grilles du parc Montsouris et on pense au parc Essaada à La Marsa. Le manque surgit, étreint le cœur et arrête le temps.
La nuit est tombée depuis très longtemps. Il reste encore du chemin au chemin. Silencieuse, la ville appartient aux arpenteurs à la peine et aux vélos, livreurs de mets en tous genres, un ballet incessant où les sous-prolétaires prolétaires peuvent enfin prendre tous les risques pour grappiller quelques secondes, synonymes d’une commande supplémentaire.
Nous sommes tous nuit. Nous sommes soudain une autre peuplade. La semaine prochaine, affirme la rumeur, il faudra rester chez soi toute la journée. Ce n’est pas grave. La fin de la fin a commencé.