Si, comme dit Verlaine, la poésie c’est « de la musique avant toute chose », peut-on concevoir que l’on comprenne un texte poétique sans se laisser pénétrer par sa prosodie ? Est-il possible, autrement dit, d’entrer en contact avec la dimension proprement poétique du texte si l’on n’a pas ce qu’on appelle une « oreille musicale » ? On peut, sans trop de risque, répondre par la négative à cette question. Ne pas entendre la musique du poème, ce n’est pas seulement dépouiller ce dernier d’un de ses éléments constitutifs : c’est l’arracher à son milieu naturel et le transporter dans un autre, à l’intérieur duquel il se trouve nié dans son être.
Sans doute peut-on faire une différence entre l’oreille musicale que l’on trouve développée chez le musicien et grâce à laquelle il peut déceler la moindre fausse note dans une chanson ou dans l’exécution d’un morceau instrumental et, d’un autre côté, celle du poète dont le souci est d’amener à faire danser les mots. C’est-à-dire à abolir dans le poème l’ordre normal de l’utilisation de la langue, voulant que le mot ne soit qu’un signe pour dire autre chose que lui, qu’un signifiant qui renvoie à un signifié. Et cela pour le remplacer par un ordre où le mot se dit lui-même, dans une célébration de sa propre sonorité qui, nécessairement, n’advient que dans un jeu d’échos avec la sonorité des autres mots.
Le poète orchestre cette mise en musique des mots, à la faveur de quoi ces derniers nous parlent autrement qu’ils ne font dans l’usage courant de la communication. Mais c’est toujours de mots qu’il s’agit. Si musicien qu’il puisse être, si adepte d’accents et de consonances, de rythme et de tempo, il ne quitte pas le territoire des mots. A la différence du musicien qui, lui, bascule dans un langage où le mot n’est plus nécessaire. En quoi il est proche du peintre… Bref, le poète demeure pour ainsi dire fidèle à la rive de la parole : et la parole, c’est à la fois ce qui guérit, ce qui scelle le pacte, ce qui promet, ce qui proclame, ce qui annonce, tout autant que ce qui décrit, ce qui raconte, ce qui dénonce ou ce qui confesse et ce qui porte la louange.
Du musicien au poète, l’oreille musicale révèle donc une vocation et une utilisation différentes. Mais on ne saurait nier en même temps l’existence d’un fond commun : la musique des mots dans le poème puise pour sa création dans une sensibilité qui est celle des sons ! La différence de vocation ne se manifeste justement que sur fond d’une unité, d’une même capacité à jouer avec la matière sonore !
Les sens convoqués
Mais, partant de ces considérations, pouvons-nous affirmer que ce que l’on appelle « oreille poétique » n’est rien d’autre que l’oreille musicale ? Les deux expressions sont-elles équivalentes ? Il semble, là encore, que la réponse soit négative. Et cela pour cette raison que le poète n’en a pas fini avec l’oreille une fois qu’il a sondé la musique des mots. Ou peut-être faudrait-il dire que l’oreille n’en a pas fini avec lui.
Ce qu’on comprend mieux quand on se souvient que la notion d’oreille admet dans son acception une idée de profondeur. Ce qu’on traduit par l’expression d’« oreille intérieure ». Car si les mots résonnent pour le poète selon une écoute qui relève de cette « oreille intérieure », alors cela signifie que le poète est sans cesse appelé à rejoindre cet espace d’intériorité, qui est en même temps un espace que rien ne limite.
Nous avons écrit dans un article récent de cette chronique que le poète est voué à dire l’indicible. On peut compléter maintenant en affirmant que dire l’indicible suppose qu’ait été entendu l’inaudible. Or ce n’est pas l’oreille extérieure qui entend l’inaudible, fût-elle musicale. C’est l’oreille intérieure. Et s’il arrive que l’oreille musicale l’entende, ce n’est pas en sa qualité de « musicale » mais dans la mesure justement où elle se fait elle-même intérieure. Donc « poétique » !
Ainsi, pour lire un poème et entrer dans la vérité de son propos, il faut se mettre au diapason de cet inaudible, à quoi le poème fait écho après l’avoir entendu. Ou plutôt : à quoi il fait écho pour l’entendre ! Car l’inaudible ne se fait pas entendre sur le mode de ce qui a un début et de ce qui a une fin. Il est toujours promesse d’avenir. Mais c’est dans la réponse qu’il suscite dans l’oreille intérieure du poète qu’il révèle sa promesse en brisant le silence.
Il faut donc, en tant que lecteur, refluer aussi vers cette part de soi-même à partir de laquelle l’inaudible se laisse entendre. Il faut ainsi changer d’écoute. Mais qu’est-ce que cela veut dire, au juste ? Y a-t-il un organe qui tiendrait lieu de siège de cette oreille intérieure et qu’il faudrait mettre en action en lieu et place des oreilles visibles que nous arborons de part et d’autre de notre visage ? Non, bien sûr. L’anatomie ne nous donne rien de tel.
En revanche, nous pouvons supposer que le sens de l’ouïe peut capter le son selon deux modes différents : ou à partir d’une sensibilité séparée des autres sens que sont la vue, l’odorat, le goût et le toucher ou, au contraire, à partir d’une sensibilité qui tend à rassembler ces sens en un foyer unique… A partir d’une sensibilité qui constitue le socle radical des différents modes de perception et qui correspond sans doute à ce que, dans son traité De l’âme, Aristote appelle « sens commun ».
Ce qui voudrait dire qu’à la différence de l’oreille extérieure, l’oreille intérieure mobiliserait les différentes ressources de notre sensibilité, en investissant pour ainsi dire tout le domaine des autres sens. Ainsi, elle se ferait voyante pour recevoir la lumière, en se transformant pour humer aussi les parfums, goûter les saveurs et effleurer ce qui s’offre au toucher.
L’écoute qui caractérise l’oreille intérieure déborde le cadre de l’ouïe. Elle se rebelle contre l’ordre de compartimentation des sens qui lui assigne une fonction précise. Car cet inaudible qu’elle « touche » ne se laisse pas lui-même enfermer dans l’élément sonore. Répondre à son appel requiert d’elle justement qu’elle envahisse tout l’espace de notre sensibilité. Pour éprouver que même ainsi, la réponse demeure en défaut, impuissante à correspondre à ce qui est présent. Ainsi l’oreille intérieure nomme cette recherche éperdue qui, tout en appelant à son secours tous les sens par quoi nous sommes les vivants que nous sommes, exalte l’impossible de toute réponse…
En partance vers la langue primordiale
Et cette réponse est beauté ! L’expérience du beau en poésie n’est pas autre chose que celle de la blessure que nous éprouvons à ne pas pouvoir « rendre la pareille » à ce qui se donne à nous quand l’inaudible se laisse caresser. Et que dans le même temps il nous caresse. Or c’est seulement par le cheminement vers l’intériorité de l’oreille que cette expérience du beau est rendue possible.
A vrai dire, l’oreille intérieure n’est pas quelque lieu de l’âme où l’écoute devient tout d’un coup d’une dimension autre : elle est le cheminement lui-même. Cette façon de laisser derrière soi le monde avec ses sonorités et de partir vers un ailleurs. Comme Abraham laissant Ur derrière lui et se dirigeant vers l’ailleurs du vaste désert : c’est dans et par sa mise en route qu’il a entendu ce que le commun des hommes n’entend pas. Il a été touché par l’inaudible !
A la confusion des frontières entre nos différents sens que provoque le recours à l’oreille intérieure correspond l’effacement des limites de l’espace dans le mouvement du cheminement. Cet effacement des limites, c’est ce qui fait que le poète est foncièrement un apatride. De la même façon qu’il mêle à l’ouïe les autres sens pour « ériger un temple dans l’écoute », selon l’expression de Rilke dans les Sonnets à Orphée, il pousse la langue hors du cadre spatial qui en fait la propriété d’un peuple, en direction de cette langue primordiale dont la légende biblique nous dit qu’elle aurait existé avant la Tour de Babel, et qui constitue le fond commun de la pratique de la langue chez tous les hommes.
Cette affirmation semble démentie par l’existence de tous ces poètes nationaux, dont les statues ornent les places dans bien des villes du monde et qui sont honorés par des événements officiels. Il y a en effet un paradoxe, car les poètes sont bien en effet ceux par qui les langues se donnent à elles-mêmes une âme. A telle enseigne que quand nous voulons rendre hommage à une langue, c’est moins par ses savants et ses hommes politiques — dont les discours peuvent pourtant être nombreux et riches d’expressions –— que par ses poètes que nous le faisons.
Comment expliquer qu’ils soient dans le même temps ceux qui quittent leur contrée linguistique vers cette terre d’avant les langues ? Nous voyons bien d’ailleurs qu’ils ont une façon d’honorer la langue par leurs poèmes qui équivaut souvent à l’entraîner dans un usage qui la rend presque méconnaissable. Inintelligible ! Il y a, nous l’avons plus d’une fois souligné, une violence poétique contre la langue.
Mais cette violence n’est pas celle de la négligence. Ni celle de l’ignorance. C’est une violence qui rappelle plutôt la langue à la mémoire de ses origines. Ses origines qui sont moins de balbutiements que de crainte et de tremblement. Car le balbutiement n’est qu’un déficit de maîtrise. Alors que cette langue d’avant les langues vers laquelle le poète fait retour est celle en laquelle les mots surgissent en réponse à l’inaudible. Le seul lexique et la seule syntaxe qu’elle connaisse, c’est ce que lui dicte l’urgence de la réponse.
Sclérose linguistique
Les langues des hommes peuvent développer à travers leur utilisation de grands pouvoirs. Et conférer à leur tour aux hommes de grands pouvoirs. Mais cette performance se réalise généralement au détriment de ce qui constitue leur essence originelle. Voilà pourquoi le poète, en prenant à rebours cette évolution et en s’engageant sur le chemin qui mène vers l’expérience première des mots, est amené tout à la fois à déconstruire la langue et à lui redonner son âme. Certes, c’est toujours à une langue singulière qu’il redonne son âme.
En ce sens, il sanctifie la diversité. Il n’œuvre pas à l’instauration d’une langue universelle en laquelle toutes les langues du monde pourraient venir se perdre comme les fleuves dans l’océan. Revenir au moment de la naissance des mots, pour lui, ce n’est pas déserter la langue en laquelle il parle : c’est amener cette dernière à l’étrangeté qui est inscrite au plus profond d’elle-même et que la pratique de la « communication » lui fait oublier.
Mais il est clair qu’en renouant avec leur étrangeté, les langues, sans aucunement se confondre, entrent dans une relation de résonance les unes avec les autres. Les poètes du monde ne parlent pas la même langue, mais ils ont une façon de parler chacun la sienne propre qui porte la mémoire d’une langue primordiale. Or cette langue primordiale leur est commune. Et elle est sans doute celle en laquelle l’oreille intérieure entend parler l’inaudible. Ainsi que celle en laquelle fait d’abord irruption la réponse à l’inaudible dans la parole du poème, et qui commande la violence que le poète va infliger à la langue afin qu’elle se fasse l’écho au peuple de ce qu’il entend.
C’est ce qui explique le double statut du poète : il est à la fois le chantre d’une langue particulière et celui qui ne cesse de la quitter vers l’ailleurs qu’est cependant la terre de son origine. Dénier au poète sa vocation à l’espace infini, qui en fait un apatride, l’enfermer dans l’enclos d’une réalité politique – même si c’est pour lui ériger des statues -, c’est à la fois lui couper les ailes et priver la langue elle-même du moyen de sa régénération. Pas seulement : c’est livrer la langue à un mouvement de fermeture sur soi, qui rend ses usagers de plus en plus insensibles à tout ce qui, dans la langue de l’autre, évoque une ancienne mais toujours vivante parenté.
L’accaparement de la parole poétique par le pouvoir politico-idéologique est un phénomène que nous avons connu et que nous connaissons encore. Il a chez nous une longue histoire. A ceux qui s’interrogent sur les raisons de la décadence de la culture arabe, et qui croient détenir la réponse en disant que cela vient d’un figement de la pensée juridique, ou de l’étouffement de la pensée rationaliste sous la domination de la théologie, nous disons qu’il y a peut-être un facteur qui a été oublié, et qui pourrait se révéler plus déterminant.
Ce facteur, c’est la sclérose de la langue elle-même. Et cela parce que, même quand le poète a droit de cité, sa mission de régénération de la langue est empêchée : il demeure dans l’esthétique verbale. Il a une oreille musicale, mais coupée de cette dimension de profondeur que procure l’oreille intérieure.