Pourquoi les études qualifiées de « racialistes » – investissant le champ des discriminations dont ont souffert les peuples colonisés et dont continuent de souffrir leurs descendants – occupent-elles plus de place que par le passé ? Et que cache le vocable « islamogauchiste » qui entend les discréditer ?
Il se trouve simplement que les descendants des colonisés ont fini par acquérir les ressources intellectuelles, sociales et politiques permettant de faire ce dont leurs parents ont été si longtemps privés : participer à l’écriture de leur histoire et réclamer les droits qui leur ont été si longtemps déniés.
Cette réaction et le processus qu’elle engendre sont naturels et ils ne peuvent être que bénéfiques : si la société française veut parvenir à tourner la page de la colonisation, il lui faut en effet accepter d’abord de l’écrire.
Rien de bien nouveau, donc, dans l’usage d’un vocable dont il est important de rappeler le sens que lui avait donné son fondateur, le sociologue pro-israélien Pierre-André Taguieff. En 2002, il s’était alors agi pour lui de discréditer le soutien de la gauche française à la résistance incarnée par le Hamas palestinien. Déjà, avec cette posture fondatrice, l’« islamo-gauchisme » s’employait à discréditer la résistance d’une partie du camp des dominés.
« Islamistes » ou « racialistes » ?
Il se trouve ensuite que ces demandes, notamment lorsqu’elles émanent de populations de culture musulmane, s’expriment pour une part avec le lexique de la culture – islamique – marginalisée par l’hégémonie de la culture occidentale. Elles s’expriment également, lorsqu’elles émanent cette fois de populations subsahéliennes non musulmanes (mais pas seulement), par le biais d’un lexique autre que religieux.
Mais dans les deux cas, face à des revendications qui sont qualifiées soit d’« islamistes », soit de « racialistes », la réaction dominante de la rive occidentale du monde est la même : c’est celle du déni, du discrédit et du mépris, voire de la criminalisation. Il est refusé au lexique « islamiste » la capacité d’être porteur de revendications autres que sectaires.
Ainsi, Marine Le Pen (à l’instar de tous ses émules de gauche comme de droite) peut impunément accuser ceux qu’elle dénonce comme des « racialistes » de vouloir « élever des barrières raciales au sein de la société », alors même que ceux qu’elle stigmatise ont une démarche très exactement aux antipodes de cette dérive-là.
Il se trouve enfin que ces revendications et ces questionnements sont, au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) aussi bien qu’au sein des universités, relayés, ou seulement respectés, par une large majorité des scientifiques.
C’est dans ce contexte qu’une frange d’universitaires, extrêmement minoritaires mais disposant du soutien massif de la classe politique et des médias d’extrême droite, a entrepris de réclamer bruyamment une intervention des pouvoirs publics. Ils n’ont pas hésité, ce faisant, à s’abstraire de ces procédures traditionnelles du débat académique qui – internes et paritaires – ont vocation à prémunir le champ scientifique de toutes ingérences, potentiellement politiciennes, des instances gouvernementales.
Mais il existe une autre réalité historique de cet « islamo-gauchisme ».
L’islamo-gauchisme existe, je l’ai rencontré !
Loin des confusions de la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation Frédérique Vidal, qui amalgame à sa recette de l’islamo-gauchisme les assaillants du Capitole, les mouvements LGBT et les Gender Studies, l’histoire de la relation entre les intellectuels ou les forces politiques d’extrême gauche puis de gauche, à l’extérieur ou au sein du monde musulman, et les acteurs politiques islamistes recèle en revanche quelques convergences « islamogauchistes » qui donnent un autre fondement factuel et historique, autrement plus constructif, à cette notion.
Dans cette configuration analytique, le « gauchisme » désigne bien « la gauche de la gauche » (excluant donc les socialistes et les communistes) et l’« islam » fait référence aux différents courants légalistes de cet islam politique – très distincts de l’excroissance djihadiste – dont l’assise populaire s’est spectaculairement explicitée à l’aube des Printemps arabes.
Nous pouvons dès lors être effectivement fondés à labelliser « islamogauchiste » l’interaction et parfois la convergence intellectuelle et politique qui s’est établie vers la fin des années 1980 entre les luttes de certaines composantes de l’extrême gauche, notamment française, et celles des acteurs d’un segment, au moins, du large spectre de l’islam politique.
On peut considérer que c’est, dans le champ intellectuel, le philosophe Michel Foucault qui, avec sa remarque provocatrice (« La première condition pour traiter de la question de l’islam en politique […] est de ne pas commencer par y mettre de la haine »), a le premier osé énoncer la possibilité d’une reconnaissance des acteurs usant du lexique islamique.
Née à l’aube de la révolution iranienne, cette convergence ne s’est ensuite jamais démentie, ni dans le monde arabe sunnite, ni dans ses enclaves chiites d’ailleurs, au sein d’oppositions en butte à d’identiques autocratismes.
Initiée sur le terrain très consensuel de la résistance aux ingérences étrangères, elle s’est progressivement affirmée sur celui de la revendication démocratique et de l’État de droit.
Sant’Egidio et la percée « islamogauchiste » de la société civile algérienne
L’une des expressions de cette volonté de rapprochement s’est manifestée avec les novateurs « Dialogues nationalistes religieux » (Al-Hiwar al-qawmi al-dini) organisés au début des années 1990 à Khartoum par l’homme politique et religieux soudanais Hassan Tourabi.
Dans de multiples enceintes du Maghreb ou du Proche-Orient, Palestine incluse, cette dynamique a connu ensuite diverses traductions pratiques. Ainsi, contre toute attente, en 1995, le pacte de Sant’Egidio a réussi à fédérer les oppositions algériennes de tous bords, de Louisa Hanoun, la trotskiste, jusqu’au représentant du FIS (Front islamique du salut) Anwar Haddam.
D’identiques accords, plus ou moins durables, entre gauches, « laïques » ou chrétiens et islamistes sont venus ensuite confirmer cette heureuse évolution. Au Liban, sur un registre confessionnel, les partenariats entre chrétiens aounistes et Hezbollah chiite ont pour la première fois, en février 2005, ouvert une brèche dans la ghettoïsation des islamistes, pour le meilleur ou pour le pire.
En Tunisie, bien avant le gouvernement gauche-islamiste de la troïka (Congrès pour la république, Ettakatol et Ennahdha) de novembre 2011, le Pacte du 18 octobre 2005 entre opposants de gauche et islamistes a montré cette même voie, suivie en 2006 au Yémen par les signataires de la Liqa moushtarak (Rencontre partagée) ou, dans l’Irak de 2018, par l’alliance électorale de Moqtada al-Sadr avec le parti communiste.
Un ultime terrain est venu étendre le champ des convergences : celui des luttes féministes, où, là encore, de vibrantes passerelles, objet de réfutations passionnées de la part des « laïcistes » françaises, ont été lancées entre les militantes islamistes et leurs homologues laïques ou non musulmanes.
Îlots de réalisme, ces synergies longtemps impensables ont connu en dehors du monde musulman de multiples traductions, par exemple dans le cadre du Forum social mondial de Tunis en 2013.
C’est donc seulement depuis l’extrême gauche européenne que s’est très marginalement manifestée la reconnaissance d’une possible légitimité des « islamistes » à porter des demandes, sociales ou politiques, banalement profanes et universelles.
La persistance du rejet occidental
Pourtant, dans son écrasante majorité, depuis le polémiste Éric Zemmour, l’homme politique Jean-Pierre Chevènement et tant d’autres jusque – hélas – aux sommets les plus médiatisés de l’appareil académique, l’intelligentsia française s’est toujours obstinément refusée à reconnaître la légitimité voire seulement l’existence d’une telle compatibilité.
Alors que la gauche socialiste et communiste s’enfermait (notamment tout au long de la « décennie noire » algérienne) dans une posture d’exclusion quasi émotionnelle des acteurs islamistes, une timide reconnaissance, vite devenue réciproque, s’est opérée ainsi notamment entre la ligue trotskiste et des courants islamistes tels Ennahdha au Maghreb ou le Hamas en Palestine.
Ce rapprochement, plus que jamais d’actualité, ne saurait être ni nié, ni caricaturé, ni criminalisé comme le fait pourtant, passionnément, au sein de cette France devenue celle du « racisme d’atmosphère », le camp des contempteurs de l’« islamo-gauchisme ».
Il est vrai qu’une telle campagne est menée aujourd’hui par un front particulièrement large : ce front réunit d’abord les Occidentaux et leurs craintes existentielles de la nouvelle génération des militants du vieil « anti-impérialisme ».
Mais ceux-là bénéficient ensuite de l’omniprésente capacité de communication d’Israël, pour qui il s’agit de délégitimer « à l’idéologique » le cœur de la résistance palestinienne qu’est devenu le Hamas.
Plus récemment enfin, le rouleau compresseur qui menace ceux qui refusent la criminalisation de l’entière génération islamiste s’est nourri des formidables ressources de l’association « dictateurs sans frontières » de la contre-révolution arabe pilotée par les Émirats arabes unis et leur « champion », le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.
Sortir du paradigme historique français
La trajectoire révolutionnaire « à la française » énonce en effet comme indépassable l’antagonisme entre le lexique religieux et la modernisation politique. Les adeptes d’une perception plus rationnelle des courants de l’islam politique doivent donc se montrer capables de se distancier de la version étroitement hexagonale du paradigme révolutionnaire. Et se montrer ainsi capables – à l’opposé des postures dominantes, promues sous couvert « de défense de la laïcité » – de penser la poussée islamiste dans sa dimension plus « identitaire » que strictement religieuse.
Accepter de reconnaître la légitimité du volet identitaire de la démarche des militants de l’islam politique ou des études qualifiées de « racialistes » qui participent de l’expression de cette même dynamique post-coloniale implique ensuite, il est vrai, de ne pas céder à la facilité – dans laquelle est tombée la ministre française de la Recherche – consistant à renvoyer dos-à-dos deux types d’acteurs et deux mobilisations fort différentes : les militants du « Black Lives Matter » et les illuminés montés à l’assaut du Capitole, c’est-à-dire les descendants des acteurs du Sud colonisé porteurs d’une « contre-affirmation » réactive et la surenchère suprémaciste exacerbée des acteurs du Nord colonisateur sur le déclin.
Vaste programme qu’à ce jour seule une infime minorité d’observateurs, intellectuels ou acteurs politiques – ceux que l’on désigne, pour les discréditer, comme autant d’« islamogauchistes » – accepte de considérer non seulement comme possible mais bien comme souhaitable, voire indispensable au vivre ensemble national ou international.
En réalité, une dose supplémentaire d’« islamo-gauchisme » ne ferait sans doute pas de mal à la planète. À y regarder de plus près, le traitement qui devrait leur être réservé n’est donc pas vraiment celui que préconisent la ministre et ses mentors de l’extrême droite gouvernementale. C’est bien, hélas, l’indispensable remède à l’actuelle spirale de la montée aux extrêmes que nourrit pour l’heure, tout particulièrement en France, la chasse aux sorcières islamogauchistes.