Beaucoup de poètes de nos époques tardives, s’ils avaient vécu quelques siècles plus tôt, auraient été considérés comme des prophètes. Car si toute poésie a une dimension prophétique, il existe des poètes chez qui cette dimension est dominante, pour ainsi dire. L’attente d’un âge nouveau côtoie chez eux la vision dramatique d’un changement, selon un style qui n’est pas très différent de celui qu’on trouve exprimé dans les anciens textes religieux.
Il est vrai que nous avons laissé derrière nous l’âge des prophètes. Le langage de ces derniers ne s’accorde plus avec les exigences critiques du discours moderne. Et les prévisions en ce qui concerne le visage futur de notre monde font l’objet d’études fort sérieuses qu’on appelle « prospectives ». La philosophie elle-même, depuis Leibniz et Kant, a ouvert la voie à une approche rationnelle de l’avenir. Tant et si bien que lorsque le poète se mêle de prophétiser, à la façon de ses aînés des époques antérieures, il se retrouve aux yeux du commun de nos intellectuels en situation d’infraction. Accusé ou au moins soupçonné de fricoter avec le charlatanisme.
Et si la sévérité du regard qu’on porte sur lui n’est souvent pas à ce point terrible, c’est parce qu’on estime que ce qu’il dit décrit davantage l’état de son âme que la réalité du monde. Ce qui signifie que son langage prophétique relèverait de l’allégorie : il utilise le devenir des choses en dehors de lui comme image pour peindre les craintes et les espérances qui se logent en son intériorité. C’est en tout cas le parti-pris « psychologiste » de tout un courant de la critique littéraire de notre époque actuelle.
Mais les poètes eux-mêmes, sans être des esprits naïfs pour qui la démarche critique ne représente rien, contestent l’interprétation qui ramène tout au moi et à son univers intérieur. Cette attitude s’exprime assez tôt, à un moment où la pensée rationaliste commence à s’imposer dans les milieux intellectuels européens. Nous en trouvons un exemple très significatif avec l’anglais William Blake (1757-1827), qu’on peut considérer comme un précurseur de la rébellion du poète face à l’ordre des savants.
William Blake : un précurseur
La vocation prophétique se déclare de façon précoce chez Blake. On raconte qu’à l’âge de quatre ans, il a un jour poussé un cri suite à une vision : une vision dans laquelle Dieu s’est manifesté à lui ! Avec les années, et l’acquisition de ses moyens intellectuels, son expérience ne fut pas toutefois celle d’un illuminé qui se retire du monde.
Il mettra tout au contraire sa puissance poétique au service d’un message dans lequel il met en garde ses congénères contre le chemin qu’ils sont en train de prendre. Sa position n’est pas celle d’un Pascal, qui épouse en quelque sorte le point de vue de l’Eglise contre Descartes et les « philosophes ». William Blake professe, pendant une partie de sa vie au moins, des idées en matière de religion qui sont contraires à l’orthodoxie chrétienne.
Les commentateurs parlent à son sujet d’une ressemblance de sa pensée avec la gnose : courant du premier christianisme qui fut rejeté par les conciles comme hérétique, et dont les caractéristiques étaient d’un côté de puiser dans la pensée néoplatonicienne et, de l’autre, de nier l’identité entre le Dieu de l’ancien Testament — Dieu de colère et de vengeance — et le Dieu du Nouveau Testament — Dieu d’amour et de pardon !
Ses « livres prophétiques » témoignent en outre d’un intérêt très marqué pour la mythologie celtique. Il ne s’agit donc pas pour lui de se ranger derrière l’un des protagonistes dans le vieux conflit qui oppose l’Eglise et le savant rationaliste.
Son parti, s’il devait y en avoir un, c’est celui du poète : qu’il soit d’ailleurs biblique à l’image d’un Jérémie ou d’un Ezéchiel, ou païen comme l’étaient les Bardes qui, bien que d’antique tradition et vivant dans des mondes dominés par des croyances obscures, portaient vers le ciel la voix de l’âme dont le regard va au-delà du monde du présent : « Hear the voice of the bard / Who present, past and future sees ;/ Whose ears have heard the holy word / That walk’d among the ancient trees / Calling the lapsed soul. » C’est le parti du poète qui se dresse face aux tentations de puissance de ses congénères et qui, à partir d’un point de vue qui est celui de Dieu – sans être celui de l’Eglise -, rappelle à l’homme son appartenance à un récit fondamental en vertu duquel il est tenu par une alliance d’amour. Quelles que soient les conquêtes que l’homme peut accomplir par la puissance de sa raison, il n’échappera pas à la vérité englobante du récit, dans lequel il joue finalement le rôle de « lapsed soul », de l’âme défaillante et égarée.
Le poète-prophète s’inscrit dans cette tradition à laquelle William Blake fait référence. La voix du poète, même quand elle est douce, ne se contente pas de se dérober à l’autorité du discours rationaliste du savant : elle prophétise à son sujet en le replaçant lui aussi dans le récit. Ce faisant, elle ne s’adosse pas sur une autre autorité existante et instituée, comme celle de l’orthodoxie religieuse. Elle invoque au contraire une autorité qui lui vient d’elle-même, en tant qu’elle est capable d’accueillir Dieu, l’auteur du récit : l’auteur du « holy word » qu’il revient au poète de rappeler et de raconter.
Dante Alighieri : un héritier novateur
Il faut relever le point suivant, à savoir que le poète en Occident peut reprendre à son compte des textes et des références qui appartiennent à la tradition religieuse sans pour autant se ranger derrière une quelconque orthodoxie. La chose est plus problématique en contexte musulman, où il suffit pour le poète d’évoquer tel récit issu du Coran ou de la tradition du Prophète pour avoir l’air d’endosser l’habit du prédicateur qui milite en faveur de l’islam. C’est que la Bible est elle-même un recueil de textes parmi lesquels figurent de libres et audacieuses aventures poétiques à caractère prophétique.
Il s’agit en quelque sorte de reprendre le fil de l’ancien récit dans la mesure où avant d’être un texte sacré qui a fait l’objet d’une appropriation par un discours théologique, c’est un poème. Et que, comme nous l’avons souligné, le poème porte en lui-même le pouvoir d’être visionnaire. Cette caractéristique ne s’ajoute pas à lui après coup, pour en faire un poème religieux. C’est plutôt parce que le discours religieux intègre en son sein des poèmes qu’il devient visionnaire et qu’il se constitue une conception eschatologique propre.
Ainsi, lorsque Dante Alighieri écrit au début du 14e siècle sa Divine comédie, en reprenant le thème de l’enfer et du paradis, et en rédigeant son texte dans le dialecte toscan qui deviendra progressivement la langue italienne, c’est à la fois pour peindre de façon mordante la société à laquelle il appartient et pour reprendre le flambeau de la parole prophétique héritée de la tradition biblique. Ainsi que de celle d’Homère et de Virgile, chez qui le thème de la destinée de l’âme après la mort est également présent.
Reprenant ce flambeau, il puise dans le génie poétique des anciens, auquel il répond par le sien propre : son œuvre est comme le résultat de ce dialogue. Mais, comme les anciens poèmes qui forment le texte de la Bible, son poème sera lui aussi « recyclé » par l’Eglise. D’autant qu’il constitue un des textes fondateurs de la langue italienne. Le poème a ici une fonction proche de la peinture qui, pendant toute la période du Moyen-âge et de la Renaissance, servira à illustrer des sujets religieux, que ce soit dans les palais ou dans les églises.
Il a donc un parcours circulaire, en ce sens qu’il relance dans la tradition religieuse des récits pour l’élaboration desquels il s’est inspiré de cette même tradition. Or il n’en sera plus de même à l’époque moderne, comme nous l’a montré l’exemple de William Blake, et comme le montreront d’autres poètes, à l’image de Hölderlin, chez qui la vocation prophétique est également dominante. Comme Blake, Hölderlin ne s’inscrit pas dans le discours officiel du christianisme.
Le thème du christianisme est présent, à travers la figure du Christ dans des poèmes comme Patmos, et à travers son évocation du « Père » dans de nombreux autres, mais le poète allemand s’éloigne de la référence chrétienne au profit de la Grèce. Ou disons qu’à travers sa manière particulière de conjuguer les deux traditions, il produit l’écart grâce auquel il ne se laisse enfermer dans aucune des deux. Sa voix prophétique peut ainsi s’exprimer loin de toute obédience. Elle renoue avec le libre poème visionnaire du barde dont nous parle Blake, quitte à lui conférer une ampleur inaccoutumée et un accent tragique. Car c’est le « temps de la détresse » !
Yeats : l’Apocalypse revisitée
Le 20e siècle donnera un nouveau visage à cette détresse, à travers l’ampleur de la dévastation par le fer et par le feu. Et cela sonnera comme un appel au poète-prophète afin qu’il fasse entendre sa voix. Qui n’est pas précisément celle d’un pacifiste qui rêve de quiétude universelle… Le poète subit la guerre comme tout un chacun. Mais il la comprend aussi à sa façon particulière. Elle n’est ni celle des historiens de la politique internationale ni celle des économistes qui nous parlent, à propos des « Etats-nations », d’appétits de ressources et de marchés à conquérir, puis de recours à la force pour parvenir à ses fins.
Le poète comprend la guerre sans se détacher de la blessure qu’elle lui inflige au plus profond de lui-même. C’est en homme meurtri, en gémissant donc, qu’il cherche à saisir le sens. Par quoi le récit du monde reprend sa force. Le moment tragique est toujours ce qui oblige à recomposer le récit, dans un langage qui soit lui-même nouveau et sans lequel la vérité des événements ne se laisse pas discerner.
L’emprunt qu’il fait aux images et aux symboles de ses pairs des temps révolus, loin d’être une fuite vers le passé et son langage, est une façon au contraire de sonner le rappel des morts parmi les poètes afin qu’ensemble, à la faveur de cette présence accrue, le récit du monde livre son visage et délivre l’âme de la laideur du mal… Car la parole poétique, visionnaire, veut ici, en même temps que nommer la vérité du monde dans l’élément de son récit, jouer le rôle de guérisseur et d’exorciste.
Le mal, en effet, a besoin du récit pour être nommé, et du poème pour être conjuré. Parmi les poètes dont il nous faut parler à ce propos, il y a d’abord l’irlandais William Butler Yeats. Lecteur de William Blake, on retrouve chez lui le même ancrage à la fois dans la tradition celtique et dans la tradition biblique. Le même décalage aussi par rapport à l’orthodoxie chrétienne qui, dans son cas, s’effectue à travers un détour par l’occultisme et la kabbale.
Le même recours enfin à une symbolique qui évoque les prophètes. Son court et néanmoins fameux poème The Second Coming, composé en 1919, nous plonge dans un univers qui rappelle l’Apocalypse de Jean, dans le Nouveau Testament : « quelque part dans les sables du désert, / Une forme avec corps de lion et tête d’homme / Et l’œil nul et impitoyable comme un soleil / Se meut, à cuisses lentes, tandis qu’autour / Tournoient les ombres d’une colère d’oiseaux… » Il faut que la « bête brute », telle que son image trouble la vue du poète, naisse enfin pour qu’advienne la « Seconde Venue » qui délivre du cauchemar ! « Surely somme revelation is at hand ; / Surely the Second Coming is at hand », prophétise Yeats ! « Sûrement que quelque révélation, c’est pour bientôt ; / Sûrement que la Seconde Venue, c’est pour bientôt », traduit Yves Bonnefoy.
Mais, dans cet article où il est question du poète engagé — engagé en tant que poète et dont le combat contre le mal s’accomplit par la seule puissance de sa voix qui interpelle —, nous ne saurions passer sous silence un poète qui présente la particularité de ne pas prendre à contrepied l’orthodoxie religieuse. Il s’agit de Paul Claudel.
Son exemple nous intéresse parce que sa soumission à l’ordre ecclésiastique ne le fait pas basculer dans le camp de la théologie. Il ne produit pas de la rhétorique religieuse versifiée, comme ont fait d’autres avant lui, et comme font certains de nos poètes en langue arabe qui pratiquent la désertion clandestine du terrain de la poésie dès lors qu’ils se mêlent de religieux.
Claudel : la voix de celui qui… co-naît !
Notons toutefois que le christianisme de Claudel ne l’a pas empêché de s’intéresser à l’art extrême-oriental, au sujet duquel il a écrit des pages qui ont fait date — on les trouve notamment dans L’œil écoute —, ni de convoquer les Muses de la tradition poétique grecque dans l’écriture de ses « Cinq Grandes Odes ». Aussi loin que va sa reprise de la littérature biblique dans son œuvre, il garde la flamme du visionnaire qui produit l’image de l’avenir par son œil de poète, sans attendre qu’elle lui vienne toute apprêtée des textes et de leurs exégèses.
Bref, s’il y a reprise, elle est active et créative. Et traversée par cette idée, qui commande sa conception particulière de la prophétie, à savoir que connaître, c’est co-naître : naître avec ! Tout ce qui entre dans le champ de l’œil et qui se laisse connaître appartient à la Création, au projet divin dont nous faisons nous-mêmes partie. L’œil poétique qui se voue lui-même à la connaissance est un œil qui ne cesse d’élargir son champ de vision et, dans le même temps, de s’éveiller au champ infini de ce avec quoi il « naît ».
Ces idées, Claudel les expose dans un texte qui est publié en 1907 sous le titre d’Art poétique. Quelques années avant que le siècle ne révèle les abominations de sa violence guerrière. Mais il n’en changera pas fondamentalement après. Comme si la pertinence qu’il leur accordait avait passé avec succès l’épreuve de la catastrophe.
En quoi cette « co-naissance » à laquelle il appelle relève-t-elle de la poésie prophétique ? Si l’on s’en tient à une définition étymologique du mot, la prophétie ne se limite pas à la prédiction inspirée en ce qui concerne les événements du futur. La prophétie, c’est le discours inspiré qui révèle les desseins de la divinité.
Pour Claudel, ces desseins, nous en saisissons la nature et la portée lorsque, par la connaissance, nous célébrons la Création de telle sorte que chacune de ses manifestations soit pour nous l’occasion d’une naissance nouvelle. Célébrant ainsi, le poète accomplit la volonté de Dieu en faisant de chaque instant une aube du monde. Il répète ainsi, non pas seulement le Verbe créateur, mais la décision divine en vertu de laquelle advient le projet de la Création. Claudel, par cette conception de la poésie, semble nous détourner de la réalité du mal qui ne cesse d’aggraver sa morsure.
Mais c’est ne pas entendre son message dans sa vraie profondeur. En nous ramenant vers le moment de l’origine dans chaque rencontre que nous réserve le présent, il nous invite aussi à jeter sur l’avenir le regard de qui entend se ressaisir. Dès lors que, par sa voix qui célèbre, le poète laisse sa parole vibrer de celle de Dieu, c’est une violente imprécation qui, du même coup, se trouve adressée à ce qui, dans l’homme, réduit la Création au rang de non-événement. A ce qui réduit la Création au point de banaliser la mort et de la laisser s’emparer de notre existence… Le poète qui célèbre est ainsi un poète dont la voix, jusque dans ses silences, tonne aussi de colère, à l’image de celle des anciens prophètes. C’est une voix qui fait la guerre à la guerre, avec ses armes propres.
Au risque de nous répéter sur ce point, l’exemple de Claudel nous invite à méditer l’option de cette parole qui, face à la détresse, ne recule pas devant le sacrilège de pénétrer dans le temple de la parole divine. La transcendance de cette parole marque certes le lieu d’un interdit. Mais notre tort est parfois de ne pas comprendre que l’interdit n’a pas d’autre but que de susciter en nous la sainte audace de le transgresser. La poésie arabe a, plus que d’autres peut-être, besoin d’envisager cette possibilité.