Il fut presque plébiscité, récoltant au passage 2700000 voix de tunisiens euphoriques, qui, après la parenthèse de l’ancien régime, incarnée par feu Béji Caïd Essebsi, ont cru renouer avec l’espoir démocratique et révolutionnaire, né à l’issue de la révolution du 17 Décembre-14 Janvier 2011 et vite enterré à cause des magouilles et des manigances des rescapés de l’épopée despotique et mafieuse novembriste.
Triompher d’un résidu malsain et ignare de la République des copains-coquins , j’ai nommé Nabil Karoui, avec l’appui inconditionnel de la Tunisie « démocratique » et de tous ses courants politiques et idéologiques , savoir et être conscient que ces électeurs, en dépit de leur diversité et de leur antagonisme idéologique, ont voté contre son rival avant de voter pour lui et que ce vote-sanction était destiné à renforcer les acquis encore fragiles du processus démocratique et à accélérer sa cadence afin de rompre définitivement avec l’ancien régime, ses relais économiques et médiatiques, son appareil répressif et ses vestiges encore fumants mais pas tout à fait éteints, devait être pour le président fraichement élu et inconnu jusque-là du bataillon, hormis ses apparitions cathodiques au journal télévisé au moment de la rédaction de la Constitution tunisienne, un motif pour donner le la à de grandes réformes institutionnelles susceptibles, avec la mise en place de la cour constitutionnelle, de remettre un pays en panne sur les rails d’une démocratie accomplie et d’aborder ainsi la phase de l’après-transition.
Certes, l’homme, ambigu et mystérieux, secret et taciturne, n’a jamais promis quoi que ce soit à qui que ce soit, il a excellé dans l’art de la dérobade et de la dissimulation, usant souvent d’un langage pédant, abstrait, où le non-dit se confondait avec les slogans populistes dénonçant pêle-mêle la corruption, le clientélisme, la justice aux ordres, le caractère délinquant et mafieux de larges pans de l’Etat tunisien, les compromissions morales de la classe politique et traduisant sa volonté d’être la voix des classes sociales pauvres et démunies et des régions défavorisées…Il affichait en même temps son soutien total à la cause palestinienne et son refus de toute normalisation avec l’entité sioniste.
Ce populisme était suffisant pour convaincre les plus sceptiques d’entre-nous , ceux, qui, à juste titre, rappelaient que ce candidat n’avait aucun passé militant, qu’il n’avait jamais contesté le régime de Ben Ali, qu’il ne s’était jamais publiquement impliqué dans un combat pour les libertés et pour l’instauration d’un régime démocratique…Les moins enthousiastes à l’idée de l’élire Président, évoquèrent même ses relations troublantes et équivoques avec le sérail constitutionnel de Ben Ali et l’accusèrent même d’avoir été de bon conseil pour les amendements successifs apportés par l’illettré à la Constitution de 1959 afin d’assurer sa permanence au pouvoir.
Ces soupçons s’accrurent dès les premiers mois de son mandat et devinrent presque des certitudes au cours de ces derniers mois , quand Kaïs Saied , très à l’étroit dans le costume d’un Président aux prérogatives modestes, commença à manœuvrer , avec l’appui d’une partie de l’opposition, pour affaiblir le parlement, mettre sous sa coupe le gouvernement et bloquer durablement les institutions jusqu’à ce que le mécontentement populaire, décuplé par les crises économique et sanitaire débouche sur des manifestations violentes nécessitant alors une remise en question de tout le processus et probablement l’effondrement de l’Etat, état insurrectionnel favorable à un putsch et à un retour à la case dictature.
Celui qui devait être l’emblème de la Révolution tunisienne et son colifichet s’est mû progressivement en un Président fabulateur, hâbleur, sournois et alimentant l’hostilité envers le parlement, le gouvernement de technocrates qu’il avait lui-même imposé et la Constitution de 2014 qui l’avait privé de ce pouvoir absolu dont il avait certainement rêvé et qu’il réclame aujourd’hui, certes discrètement, mais avec insistance au point d’empêcher la possibilité de voir la classe politique parvenir à un compromis si nécessaire et utile en temps de pandémie et de crise économique extrêmement sévère et qui risque de se transformer en crise sociale incontrôlable et à l’issue incertaine.
Une bonne majorité de ses électeurs sont aujourd’hui déçus et se sentent trahis voire grugés. L’impression est que ce vote plébiscitaire a été mal compris, mal interprété et très mal digéré par Kaïs Saied et son entourage, pourtant, il était clair qu’au moins 2000000 d’électeurs avaient choisi de voter contre Nabil Karoui et qu’il avait profité de cette aubaine pour gagner les élections.
Imaginer naïvement qu’il était devenu le leader « massimo » et que ce vote massif allait lui octroyer une légitimité qui excédait le texte constitutionnel et l’abolissait, était vraisemblablement le malentendu dont découlèrent vite tous les autres, et dont nous observons aujourd’hui les excès grotesques et les accents matamoresques.
L’homme si humble à ses débuts, si timide et « coincé », s’est servi de cette légitimité en trompe-l’œil pour révéler son jeu et sa mégalomanie, il figurera parmi les victimes de la malédiction de Carthage, ce palais si funeste aux dictateurs affirmés, confirmés ou potentiels.