Nos anciennes légendes, mais nos rêves aussi, ont toujours fait parler les morts. On se demande alors si ce n’est pas parce que les morts reviennent parmi nous. Ce qui voudrait dire qu’il ne s’agirait pas tant de les faire parler que de leur prêter l’oreille. Bien sûr, personne n’a jamais pu prouver que pareilles manifestations survenaient en dehors de ce que les psychologues appellent de « l’auto-suggestion». Personne n’a pu établir que ces rencontres avec les « revenants » n’étaient pas le fruit d’illusions individuelles ou collectives.
Il semble que l’homme ait des pouvoirs assez insoupçonnés à se convaincre de la réalité de choses dont on sait pourtant qu’elles sont irréelles. Ce qui conforte les plus sages parmi nous à nous rappeler, contre nos demi-deuils, qu’un mort, ça ne revient pas : il est happé par le néant. S’il doit revenir, comme l’affirment certaines religions —pas toutes ! —, ce n’est pas en ce monde qui est le nôtre.
Tel est donc notre destin tragique, nous les humains, que nous prenons part à la lumière du jour, que nous nous y baignons comme si nous y habitions depuis toujours, puis que nous disparaissons, et c’est à peine si demeure une trace de notre passage : nous ne sommes plus que des ombres.
C’est parce que la chose a beau être évidente pour tous sans jamais cesser d’être difficile à accepter et à penser que la philosophie est née sous le signe de l’apprentissage de la mort. Socrate, à ses compagnons venus le rejoindre dans sa prison avant qu’il ne boive la ciguë, dira cette parole désormais célèbre: philosopher, c’est apprendre à mourir !
Dans son esprit, il n’était pas exclu que la mort soit un voyage pour l’âme. Il nous parle d’une « belle espérance » à propos de cette possibilité que l’âme rejoigne enfin ce qu’elle a appris à aimer durant son existence terrestre, quand elle a su se libérer de toutes les convoitises grossières qui l’appesantissaient ici-bas. Mais ce n’est qu’une espérance. Elle n’abolit pas le néant : elle le rend seulement moins inquiétant.
Toutefois, si philosopher, c’est apprendre à mourir, qu’est-ce que composer des poèmes ? N’est-ce pas une façon différente de faire la même chose ? Le dialogue de Platon auquel nous venons de faire allusion, le Phédon, suggère cette réponse. Car le même Socrate explique à ses amis que son démon n’a pas cessé de lui enjoindre de « faire de la musique » durant toutes ses années passées. A quoi, explique-t-il, il a répondu en redoublant d’activité philosophique.
Etrange ! En quoi les dialogues de Socrate peuvent-ils s’apparenter à de la musique ? Nietzsche, qui n’aimait pas beaucoup le sage athénien, l’accusait d’avoir transformé la pensée ample et profonde des présocratiques en de l’intellectualisme pinailleur. Ce que nous en rapporte Platon dans ses dialogues semble lui donner raison : un coupeur de cheveux en quatre, voilà d’ailleurs ce dont plusieurs de ses interlocuteurs l’accusaient.
Mais c’est précisément ce qui nous empêche de lui contester la rigueur dans l’utilisation des mots. Si, pour lui, philosopher, c’est faire de la musique, ou apprendre à mourir en faisant de la musique, c’est que la chose se conçoit…
Sur les pas d’Orphée
On peut en effet se représenter l’art dialectique, quand il est tendu vers l’absolu de la vérité et non vers la persuasion à des fins personnelles, comme une façon de tirer du monde des sons, audibles à notre seule oreille intérieure, par quoi se donne à nous quelque chose comme une symphonie céleste. Il en va des questions et des réponses dans le jeu du dialogue comme de ces vieux instruments, rongés par les années, mais qui continuent de nous offrir des sonorités capables de nous ravir et de nous transporter là où nous ne pensions pas pouvoir aller.
La parole des acteurs du dialogue n’est pas en elle-même musicale, soucieuse qu’elle est de débusquer les contradictions logiques dans une définition trop convenue portant sur la vertu, sur la piété ou sur la beauté. Mais elle est ce qui, de degré en degré, en nous libérant de l’emprise de l’opinion, ouvre l’âme à la vérité musicale du monde. Lui redonne en tout cas le pouvoir de la recueillir, conformément à sa vocation profonde.
La parole du logicien, dans le travail du dialogue socratique, est donc cette parole combative de l’âme, faite de détours et d’expédients, quand elle part à la reconquête de sa nudité native pour, ainsi accoutrée, retrouver sa patrie oubliée. Or ce mouvement de retour, s’il est essentiellement musical, ne saurait être étranger à la poésie.
Mais est-ce que faire de la poésie, c’est apprendre à mourir ? Et si, franchissant le pas, on allait jusqu’à dire que c’était, non pas apprendre à mourir, mais… mourir ? Oui, mourir ! L’hypothèse parait aussi audacieuse que macabre. Bien des poètes, ou se présentant comme tels, s’époumonent à nous dire qu’ils chantent la vie, qu’ils représentent le parti de la joie de vivre face à la grisaille et à la monotonie de notre quotidien.
A les en croire, la poésie n’aurait pas d’autre fonction que de nous permettre d’échapper à cette inquiétude qui nous tenaille et qui est précisément liée à la pensée de la mort qu’on porte en soi. Ils peuvent, pour cette mission affichée, s’autoriser de la figure d’Orphée.
En expliquant que ce héros légendaire a montré la voie en traversant victorieusement l’épreuve de la mort et en insufflant ce triomphe de la vie à l’ensemble des êtres qui peuplent la terre. Mais la référence est risquée. Orphée est assurément le symbole du triomphe de la vie. C’est toutefois en tant que figure tragique. Il n’insuffle au monde son chant joyeux qu’à l’état de lambeaux. Le mythe ne raconte-t-il pas qu’il a été déchiqueté par les Ménades, et que c’est seulement après sa mort, et par elle, que sa vocation à enchanter les créatures en narguant la mort est passée d’un talent personnel et occasionnel à une tradition en laquelle tout poète peut en effet puiser ?
La référence est d’autant plus risquée, par conséquent, qu’elle rappelle au poète que c’est à lui d’être à son tour «en lambeaux» s’il veut que s’élève de sa bouche un chant vraiment digne du nom de poésie. A défaut, il ne sera probablement qu’un amuseur. Beaucoup de nos poètes le sont, du reste. Bref, l’exemple d’Orphée conforte plus notre hypothèse qu’il ne la met en difficulté : c’est mort, ou mourant, que le poète chante! Pour autant qu’il est authentiquement poète.
Mais, parlant ainsi, on pourrait donner l’impression de penser que la mort constitue une sorte de technique en vue d’accéder à la sphère authentique du chant poétique. Un peu à l’image de la technique de la castration, pratiquée autrefois en Italie sur les jeunes chanteurs d’opéra pour conférer à leur voix pureté et puissance.
Or la mort ne saurait être un moyen. La considérer comme telle, c’est immédiatement la nier comme mort. La mort est perdition. Sans rien qui nous retienne à la vie. La voix elle-même n’est pas épargnée. Une mort dont on revient, ou à laquelle une part de nous-mêmes échappe, n’est pas à proprement parler une mort. Mais nous ne voulons pas désespérer le lecteur avec notre propos qui prend une tournure énigmatique : que signifie que le poète chante en étant mort?
Certainement pas que c’est son cadavre qui se mettrait à chanter : laissons cela pour les films d’horreur. Le poète chante en étant mort, cela signifie qu’il chante en étant la mort. Cela signifie qu’il s’abandonne tout entier à la mort, qu’il s’offre à elle afin qu’elle chante par lui et qu’il ne soit plus en quelque sorte que son instrument.
Le non-être du Beau…
Pas sûr qu’avec ces précisions l’énigme se soit dissipée. Ni que nous ayons évité un soupçon, peut-être, selon lequel on voudrait entraîner l’activité poétique dans une conception morbide, qui se distingue mal d’une sorte d’apologie du suicide.
A la vérité, ce reproche serait comparable à celui qu’on ferait à un médecin parce qu’il dévoile la nudité de ses patients. Ou celui qu’on ferait à un guerrier parce qu’il va attenter à la vie de son prochain sur le front. Le métier de poète est de se livrer ainsi à la mort afin qu’elle parle par lui. A quoi cela rime-t-il, dirait-on ? Qu’est-ce qui pousse le poète à mourir ? A parler dans une sorte de syncope, comme en un souffle ultime qu’on expire, et par une parole qui n’est plus sienne ? Est-ce une façon d’apprivoiser la mort que de s’y livrer de la sorte ? Non, telle n’est pas la mission du poète. Hegel, de ce point de vue, a raison de rappeler que l’art ne saurait servir de moyen à une fin, fût-elle pédagogique ou thérapeutique.
L’abandon du poète à la mort relève de la logique de la réponse. C’est parce que le poète fait l’expérience du beau, et qu’il éprouve du même coup le caractère absolument impérieux de la réponse au beau —par rapport à laquelle la vie elle-même en tant qu’individu ne compte plus— qu’il accepte de se donner à la mort. Se donner à la mort, c’est le sacrifice de soi comme seule réponse possible au beau. Mais c’est aussi une façon d’aller chercher dans l’infini de la mort ce qui est à même de tenir lieu de réponse. Etant donné que le beau nous fait deviner l’écart, lui-même infini, d’une réponse au beau qui viendrait du vivant particulier que nous sommes, en tant qu’être simplement fini.
L’expérience du beau ne va jamais sans épreuve de ce défaut que le poète porte en lui et qu’il ne peut surmonter pour répondre —d’une réponse qui soit elle-même belle— qu’en laissant la mort s’emparer de lui et parler pour lui. Et ce qui distingue cet abandon à la mort de toute idée de suicide, c’est d’abord qu’il est pris dans le jeu de l’appel et de la réponse, et c’est ensuite que cette mort ouvre sur une résurrection. Laquelle résurrection ne défait pas le travail de la mort, mais accomplit plutôt, en un mouvement rythmique de reflux, un travail de recréation de la vie au sein de la célébration du beau.
Le retour à la vie du poète après la mort ne vient pas de ce que quelque chose en lui a échappé à la mort, mais au contraire de ce qu’il s’y est abandonné totalement. C’est tout à nouveau que la flamme de la vie l’envahit, comme un souffle venu de la mort elle-même, afin que l’acte de don de soi s’accomplisse encore, et que le chant de la réponse monte chaque fois encore plus haut.
On ne comprend donc pas la relation du poète à la mort si on perd de vue sa relation au beau. Mais qu’est-ce que le beau lui-même pour fonder ainsi une relation à la mort qui soit si étrangère aux mœurs habituelles des humains, à ce « conatus » qui les pousse naturellement à vouloir pour eux-mêmes la poursuite de la vie ?
Platon nous en dit quelque chose, et plus que cela, quand il affirme dans le Banquet que c’est le Beau en soi que nous aimons à travers les belles choses que nous rencontrons sur notre chemin. Et que la philosophie est précisément ce qui permet de gravir le sentier menant des belles choses dans leur multiplicité au Beau dans son unicité. Et, enfin, que ce Beau par quoi toute belle chose rayonne n’est pas.
Il est, dit-il, du côté du non-Être… Mais, ajoute-t-il, d’un non-Être qui est supérieur à l’Être. Ce qui veut bien dire que l’accès direct de l’âme humaine à l’unicité du Beau ne peut avoir lieu. Il lui faut le passage par le non-Être. C’est-à-dire par la mort. Mais par une mort qui porte en elle le pouvoir de redonner la vie. Parce que le non-Être dont elle relève est lui-même source de l’Être.
Une chronique qui s’achève
Ainsi Platon, en disciple de Socrate, confirme-t-il la sentence de son maître que philosopher, c’est apprendre à mourir. Il nous éclaire aussi sur le sens de la relation entre mort et poésie, dès lors que l’on a admis que la poésie est réponse à la manifestation du beau. Mais que dit de son côté le disciple indocile de Platon, Aristote ? Car, en conférant à la poésie tragique une place éminente dans sa Poétique, il est certain qu’il nous dit quelque chose. Quelque chose qui porte assurément davantage sur le propos du poète que sur son état quand il le tient. Puisque la poésie en question, explique-t-il, se donne pour tâche essentielle de nous présenter, aux fins d’imitation, le héros tragique en action. Et que ce héros tragique est justement cet homme qui réaffirme son humanité, et par là l’humanité de tout homme, par le fait qu’il s’est détaché de la vie, qu’il l’a abandonnée.
L’image d’Œdipe se crevant les yeux, se privant donc de la lumière du jour, est de ce point de vue éloquente. Son renoncement ne rime pas avec désertion de la vie, mais au contraire avec réaffirmation de ce qui lui confère du sens. Y résonne cette parole de René Char : « A chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir ».
Mais le poète, qui est le premier à imiter le héros qu’il propose à la représentation théâtrale, a déjà anticipé : c’est en « héros tragique » qu’il raconte son récit. Son chant n’advient que pour autant qu’il a lui-même fait don de sa vie pour recueillir l’écho d’une parole qui vient de plus loin et de plus profond que lui-même. Il est Œdipe : étranger sur une terre où il est exilé, plongé dans le noir de la cécité, mais redécouvrant la moindre chose comme un don inespéré à partir d’une lumière qui lui vient des abîmes de la nuit.
Platon et Aristote nous disent la même chose, par des voies différentes. La mort est l’amie du poète et le poète nous la découvre amie : amie bien que terrible.
Cette chronique sur la poésie s’achève : c’est son dernier souffle. Mais ce qui en a nourri l’inspiration ne cessera pas de nous travailler, et de nous pousser à nous rendre toujours plus attentif à la voix du poète, si étrangère qu’elle fût… En attendant d’autres rendez-vous !