Considérations sur notre intellectuel et sur ses tentations

Notre vie parlementaire est par bien des aspects moribonde. Le manque de discipline y est certainement pour quelque chose. Quoi que s’attarder sur ce point ne nous paraît pas très pertinent. On peut penser ce qu’on veut des rêves de notre président, il est bien vrai que le régime des partis est aujourd’hui en crise. Et que la raison profonde de la situation de notre Parlement réside très probablement là. Nous ne sommes plus à une époque où le citoyen se laisse représenter par un tiers, qui ira parler en son nom et défendre ses intérêts sous telle ou telle bannière. De sorte que les partis qui se prévalent de la légitimité électorale n’ont plus qu’une présence formelle. Ils sont coupés de ce qui constitue le sang neuf de la vie citoyenne.

Réduits par conséquent à gérer les affaires courantes à travers des alliances de circonstance, tout en manœuvrant pour leur propre survie… Tout cela mérite en tout cas notre attention, si l’on veut se tenir prêt par rapport à des changements qui sont déjà en cours, car voulus par l’époque, mais qui risquent de nous prendre au dépourvus si nous nous laissons installer trop confortablement dans des modèles que, ingénument, on croit éternels dans l’ordre démocratique.

Mais ces considérations sont un simple préambule. Par lequel on voudrait souligner ici qu’aussi moribonde que puisse être notre vie parlementaire, elle demeure un acquis arraché au pouvoir tutélaire de la dictature. Cette vie parlementaire est moribonde, mais elle n’est pas le pantin d’un homme fort, et les députés qui s’y trouvent ne jouent pas un jeu défini d’avance… Bref, nous ne sommes plus dans une logique de simulacre. Et c’est ce dont nous devons nous réjouir, malgré tout.

Notre vie parlementaire est moribonde : à nous de créer les conditions de sa nouvelle santé. Mais elle existe et, n’en déplaise aux nostalgiques du passé, c’est un présent qui nous a été donné par la révolution. Il n’est pas dit qu’il faille la traiter avec dédain. Certains qui le font ont sans doute leurs raisons, de nature électoraliste, en ces temps de grande lassitude. Mais nous avons pour notre part nos propres raisons.

Quoi qu’on dise donc, et aussi fondées que puissent être les critiques les plus sévères qu’on adresserait à notre vie parlementaire, il reste que cette dernière constitue un symbole. Symbole d’une liberté de parole retrouvée : liberté pour le peuple et par le peuple. Les symboles ont leur importance et, pour notre part, il nous semble que ce symbole-là en a une grande. Et qu’il n’est pas anodin, ni que ce symbole se trouve attaqué, ni que les intellectuels observent à ce sujet un silence complice.

Les derniers événements qui ont agité le bocal de notre vie politique, à savoir l’agression de la députée Abir Moussi par un autre député, ont laissé apparaître un vaste mouvement d’indignation. Il est vrai que la violence dans l’enceinte du Parlement est d’autant plus condamnable qu’elle prend pour cible un parlementaire de sexe féminin. Mais il est clair aussi que ce mouvement d’indignation a pris les allures d’un mouvement de soutien… Et qu’il y a, de la part de la députée agressée, une capacité à capitaliser son statut de victime en termes de sympathie populaire.

Sans aller jusqu’à flirter avec des thèses complotistes, on peut tranquillement affirmer que l’intéressée crée de façon systématique les conditions pouvant donner lieu à de la violence, parce que toute agression contre elle est convertible en un surcroît de popularité, conformément à une stratégie établie et soigneusement suivie.

Il me semble assez regrettable, par conséquent, que des intellectuels, ou en tout cas des gens qui se présentent comme tels, n’hésitent pas à prêter leur nom pour aller grossir un mouvement d’indignation dont il est pourtant assez clair pour tout le monde que son écho va finir dans l’escarcelle politique d’un parti. Je ne parle pas ici des intellectuels qui n’ont jamais fait grand cas de leur indépendance, parce qu’ils se sont toujours considérés comme les soldats zélés de tel ou tel système. Je parle de ceux dont on a pu croire un jour qu’ils défendaient le principe d’un territoire propre de l’intellectuel dans la cité.

Je considère que par une telle conduite ils utilisent leur statut d’intellectuel, mais qu’ils ne lui font pas honneur. Suivre le mouvement du plus grand nombre, mêler sa voix à celle de la masse, c’est le signe d’un intellectuel aux abois, en mal d’audience ou de popularité, soucieux de ne pas aller contre le « mainstream », mais ce n’est pas cela qui fait de lui un intellectuel.

Il était possible de condamner ce qu’il y avait à condamner en prenant soin de ne pas laisser cette condamnation être livrée au recyclage politique. En rappelant par exemple que la députée victime de l’agression, si elle doit être défendue pour la violence qu’elle a subie, ne doit pas bénéficier d’un traitement de faveur au regard de tous ses agissements qui sont une insulte au Parlement, et souvent aux personnes qui y travaillent à un titre ou un autre. Car ne nous y trompons pas : le spectacle qu’elle organise régulièrement dans l’enceinte du Parlement, et toute cette agitation par laquelle elle perturbe les activités – ce qui, pour beaucoup moins que ça, aurait attiré la foudre sur tout autre député -, tout cela a un but essentiel, qui est de cracher sur le symbole : « voilà ce que je fais de votre liberté de parole retrouvée, du lieu qui en est le temple : je les profane, je les traine dans la boue et j’y mets mon show en lieu et place…

Mais face à cela, nos intellectuels n’ont rien à dire. Ils se sont rangés au mythe selon lequel cette femme est en train de nous arracher aux griffes des méchants islamistes et que, par conséquent, elle a les prérogatives d’un chef, y compris à l’intérieur du Parlement. C’est exactement la même imposture par laquelle l’intellectuel tunisien a renoncé à son rôle et à sa mission au lendemain de l’indépendance, pour se transformer en militant de la plume et en propagandiste au service du régime et de son chef.

On assiste, et c’est probablement ce qu’il y a d’intéressant dans la chose, à une répétition dramatique : le suicide de l’intellectuel. C’est-à-dire l’événement par lequel le pays opère une ablation sur l’un de ses organes en croyant agir pour sa survie, et en faisant en réalité le lit du pouvoir tutélaire.

La bonne nouvelle, c’est que nous avons cette fois le recul pour voir, pour observer le processus, pour suivre la supercherie à la loupe, et pour dénoncer !

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