Parmi les enseignements du livre, celui qui nous rappelle que les religions ne sont pas des entités fermées. Elles empruntent les unes aux autres, en puisant en un vaste réservoir du génie des hommes… Le dernier livre de Hichem Djaït est-il un testament ? On est tenté de répondre « non », sans y mettre d’ailleurs la moindre hésitation.
« Penser l’histoire, penser la religion », qui est en effet le dernier livre publié par le penseur tunisien avant sa mort le 1er juin dernier, ne présente pas ce degré d’élaboration qui nous laisserait penser que sa rédaction a fait l’objet d’une longue et secrète préméditation. En plus d’un endroit, les assertions ressemblent à des notes qu’on couche à la hâte sur le papier quand on réfléchit à haute voix, en attendant d’y revenir plus tard pour les étayer par quelques considérations supplémentaires.
Par ailleurs, on sait avec quel soin certains de ses livres ont pu être écrits : ce n’est pas un manque de savoir-faire en matière de production dans les normes académiques qui est en cause. C’est plutôt que Hichem Djaït, avec ce texte, a voulu s’offrir le plaisir d’une promenade à travers les différentes contrées de ses méditations personnelles, en nous les faisant partager. Sans trop de façons.
Le ton en est d’ailleurs donné dès le début : il est question de migrations et de conquêtes. Le texte nous fait remonter loin dans le temps, à l’aube de l’humanité. Pour nous faire cheminer à travers les premières expériences de civilisation. D’Orient et d’Occident.
Cette incursion à l’orée des âges qui ont vu apparaître nos tout premiers ancêtres est un vagabondage éminemment salutaire, car il nous amène à adopter sur ce qui suit un regard neutre et ouvert. Or ce qui suit, et qui représente l’essentiel du livre, c’est l’histoire des religions. Dans leur diversité.
Hichem Djaït n’est pas de ces intellectuels qui s’installent dans la polémique autour de la question religieuse. Même quand il évoque tranquillement la fin du religieux en Europe, ou à partir de l’Europe, dans le sillage de gens comme Max Weber ou Marcel Gauchet, il n’en tire aucune satisfaction revancharde contre quiconque.
Dans le dernier paragraphe de l’ouvrage, il livre sa pensée à ce sujet, comme une prédiction, en déclarant que la relation à Dieu n’est pas communautaire, mais qu’elle renvoie à « une des plus hautes cimes de la solitude de la personne humaine ». Et il ajoute, pour conclure : « cela, aucune modernité ne peut le tuer ! ». (p172) Ce qui signifie que l’approche de l’historien et du sociologue n’aura pas éteint chez lui la sensibilité de l’homme, ne l’aura pas coupé de cette attention de l’âme solitaire, qui vit et qui souffre, à la présence vivante du dieu.
Entre prophétisme fondateur et prophétisme restaurateur
Il est clair cependant que cette sorte de profession de foi n’entrave en rien sa volonté d’explorer le monde des religions en botaniste, avec ce souci de relever les particularités de chacune. Et que cela s’applique aussi à l’islam, à propos duquel il énonce quelques idées qui méritent beaucoup d’être relevées. Comme par exemple le fait que le prophète Mohammed n’avait pas l’intention de donner à sa religion une extension au-delà de la péninsule arabique, mais que cette extension s’est imposée après sa mort pour consolider une présence à l’intérieur même de la péninsule.
La constitution de l’empire, autrement dit, n’était pas un but en soi : elle visait à se donner le moyen de parer à une désagrégation de la nouvelle communauté à l’intérieur de l’espace occupé par les tribus arabes, et cela en raison de la propension de ces dernières à la sédition. À la différence du christianisme, la conversion des populations dans les territoires conquis n’était pas recherchée.
En revanche, la présence des guerriers de différentes tribus dans les camps militaires, établis généralement en dehors des villes et loin de leurs populations autochtones, c’est précisément cela qui devait permettre à l’islam de s’ancrer dans les mœurs des Arabes et de conjurer le risque d’un éclatement, avec retour aux anciennes croyances.
Le parallèle qu’il établit entre le monothéisme musulman et le monothéisme zoroastrien – beaucoup plus ancien mais très « en avance » sur son temps -, est également intéressant en ce qu’il engage une comparaison avec le judaïsme et le christianisme à partir d’un angle inhabituel. Zoroastre et Mohammed représentent le « prophétisme fondateur » : « Coulée de la Révélation, interruptions à certains moments, extrême attachement du Prophète à son Dieu, obligation d’obéir à ce que celui-ci édicte par la bouche du Prophète, milieu social similaire d’éleveurs haïs par le Prophète qui regarde vers la Cité… » (p64).
Par opposition, le prophétisme juif intervient pour rétablir une tradition dans ses droits. Parlant d’Amos, d’Elie et des autres jusqu’à Isaïe, il écrit : « Ils ont été les restaurateurs du yahvisme tout en le spiritualisant ». Et il ajoute plus loin : « Leur apport se perdit par la restauration ou plutôt par l’instauration de la Loi. » (p163). Il y a donc une tension, au sein de la tradition juive, entre prophétisme et législation. Le christianisme peut d’ailleurs être compris comme l’expression de cette tension : un retour vers Dieu contre l’attachement à la Loi.
S’agissant justement de christianisme, le livre de Djaït nous réserve aussi quelques propositions dignes d’attention. L’une d’entre elles est que la trinité en laquelle se manifeste la divinité de Dieu tire son modèle de religions très anciennes, appartenant à l’aire indo-européenne. On en trouve des versions issues de la même racine dans le védisme, qui a précédé l’hindouisme en Inde. Ce qui voudrait dire que le christianisme cesse d’être une production entièrement sémitique. L’auteur s’autorise ici des travaux de George Dumézil, qui demeure la grande référence en matière d’histoire des peuples indo-européens et de leur influence.
Ce qu’il dit sur la crucifixion marque un passage sensible, et l’on regrette un peu qu’il ne s’y attarde pas davantage : « La crucifixion leur apparut comme un scandale inacceptable, d’où la compensation par l’idée de résurrection qui n’était ni une réalité ni une hallucination comme le veut Guignebert, mais un refus voulu de la mort et une volonté de sauver le message. » (p64)
L’événement est placé dans le prisme des disciples, pour qui la mort de leur maître sur la croix fait l’objet d’un refus, mais d’un refus fécond pour ainsi dire, puisqu’il servira comme de ressort à la perpétuation du message.
Le rôle de l’apôtre Paul fut « immense ». Il réside notamment dans sa manière de mettre à contribution l’héritage hellénique dans la formation de la première « ecclesia », à travers le « pneumatisme » des religions à mystère :
« Pneuma veut dire Esprit en grec. Dans les réunions organisées par Paul dans des synagogues où se mêlaient Juifs et gentils, descendait toujours l’Esprit qui unissait émotionnellement le petit groupe, mais il y avait toujours une référence au seigneur (Kyrios), c’est-à-dire au Christ. » (p65)
Le testament !
Ces considérations renforcent l’hypothèse, contre le sentiment naturel des croyants, que les religions ne sont pas des entités indépendantes dans leurs constructions. Elles empruntent les unes aux autres, comme en un stock de savoir-faire accumulé par le génie des hommes. Laissant cependant s’exprimer des différences fondamentales, dont la Chine est une illustration, quand on la compare au reste, à savoir le Moyen-Orient, l’Europe et l’Inde. La Chine est en effet le lieu de religions sans dieux, de religions qui rapprochent la vie religieuse d’une pratique de sagesse. Ailleurs, l’essor de la pensée, et plus précisément la naissance de la philosophie, fait remarquer Djaït, ne s’exprime que sur fond d’une certaine indigence religieuse. De fait, la religion de la Grèce ancienne n’a pas la profondeur des constructions que l’on trouve aussi bien en Égypte qu’en Iran ou en Mésopotamie.
Autrement dit, là où la Chine révèle son génie religieux sur fond de prouesses de la pensée – ce que sont à la base le confucianisme et le taoïsme -, notre monde à nous attend que la puissance du religieux s’estompe pour laisser la raison humaine affirmer son pouvoir.
Alors oui, ce livre n’est pas un testament. Mais on se demande quand même s’il ne l’est pas par certains côtés. Dont on pourrait signaler deux d’entre eux. Le premier renvoie au fait qu’il contient comme une recommandation qu’un aîné laisse au moment de nous quitter. Cette recommandation nous enjoint d’apprendre à porter sur le monde des religions le regard du curieux qui ouvre de nouveaux horizons à son savoir, en laissant un peu de côté les querelles en lesquelles on s’épuise souvent de façon stérile.
Le second nous dit que, même après une carrière de chercheur bien remplie, on peut garder la passion de la connaissance, à l’abri de toute prétention. Bref, ne jamais faire taire l’enfant qui est en nous, en sacrifiant au culte du jargon académique, mais conjuguer plutôt sagacité et humilité dans la façon d’envisager les choses de ce monde par la pensée. Car telle est bien l’impression qu’on garde après avoir achevé la lecture de l’ouvrage.
« Penser l’histoire, penser la religion » n’est peut-être pas un chef-d’œuvre, mais c’est un livre qui, malgré sa taille relativement modeste, promet un vaste tour au lecteur et bien des trouvailles : on ne peut s’empêcher de faire des haltes pour digérer telle information, pour prendre la mesure de telle réflexion. De sorte que le chemin peut s’allonger et donner lieu à une amitié de voyage… Mais ne serait-ce pas cela, le vrai testament ?
Penser l’histoire, penser la religion, Hichem Djaït, Cérès éditions, février 2021, 174 pages, 22d