Que le bilan d'Ennahdha soit catastrophique, il est difficile d'en douter. Mais je pense qu'il y a certaines choses à rappeler à ceux qui sont tentés de lui imputer la totalité de nos malheurs. C'est un mouvement qui a eu contre lui un certain nombre de handicaps, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur.
Notez que si j'ai l'air de prendre sa défense, comme on s'empresserait facilement de m'en accuser, je le fais à un moment où la chose comporte bien plus de risques que d'avantages supposés. Cela dit, je ne me fais guère d'illusions sur ma capacité à échapper à une certaine désapprobation, dont j'ai décidé de ne pas tenir compte.
Un premier handicap, c'est de s'engager dans une expérience démocratique alors que tout le référentiel idéologique traditionnel est davantage dans le rejet de la démocratie en tant qu'invention de l'Occident mécréant. Ce qui revient à ramer contre la pensée de son propre camp.
Un second handicap est que l'avantage sur le plan électoral a propulsé ce parti dans la position du responsable principal du gouvernement du pays. Or ses hommes, non seulement n'ont aucune expérience dans ce domaine mais, de plus, portent les séquelles morales d'une politique de mise à l'écart des responsabilités qui fut systématique pendant de nombreuses décennies.
Un troisième handicap est lié à notre système électoral, qui ne permet pas de dégager des majorités claires. Qui oblige donc à gouverner en équipe. Donc avec des gens qui appartiennent, d'une façon quelconque, à un autre bord. Ce qui amène sans cesse à pratiquer le compromis là où l'intransigeance au sujet d'un ordre théologique était la règle. Or pratiquer le compromis sans perdre la confiance, ni des siens ni des partenaires, ça s'apprend.
Sur le plan externe, le premier handicap concerne la méfiance et l'hostilité que ce parti provoque auprès d'une large portion de la population. Il y a une haine, comme surgie du fond des siècles, de ce passé pendant lequel le Tunisien devait se soumettre à l'ordre théologique sous peine d'être rejeté de la société. Cette haine, de plus, a été attisée par les régimes "modernistes" comme moyen de conforter leur légitimité.
Un deuxième handicap pourrait être signalé en évoquant la façon dont certains régimes arabes ont relayé cette méfiance et cette hostilité en lui apportant tout leur soutien logistique et tout leur savoir-faire en matière de déstabilisation. Quelles que soient leurs raisons à ce sujet, il est clair que ces régimes jouaient leur survie si l'expérience démocratique en Tunisie, dans sa version inclusive, était une réussite. Autrement dit, il fallait qu'elle échoue !
Un troisième handicap externe est moins visible, mais tout à fait déterminant. L'expérience démocratique, telle qu'engagée chez nous, induit des transformations profondes dans le contenu théologique de l'islam. Il y a une sorte d'aggiornamento à ciel ouvert qui se joue et dont notre pays est le théâtre. Or tous les pays musulmans ne sont pas prêts.
Certains considèrent que les choses vont trop vite pour assurer le relais. Ils ne sont donc pas mécontents d'une sorte d'enlisement. Je doute que beaucoup de nos amis anti-islamistes se rendent bien compte de l'impact mondial que peut avoir une réconciliation de l'islam avec l'ordre d'un monde où l'ouverture sur l'autre- plutôt que cette "tolérance" dont on nous a cassé les oreilles-devient elle-même une vertu cardinale.
Bref, c'est un très gros bébé qui est en gestation, et sa venue suscite des craintes, aussi bien parmi les anti-islamistes que parmi les islamistes.
À ceux, donc, qui rappellent à quel point le rendement d'Ennahdha fut lamentable, je dis : prenez un peu de recul et jugez, non selon la tyrannie d'un discours dominant, mais selon la réalité d'un contexte aux ramifications lointaines.
Comment en vient-on à haïr la démocratie ?
Il y a chez nous un phénomène de rejet de la démocratie, parfois violent, qui traverse la frontière des familles idéologiques.
La réussite de la transition démocratique se jouera essentiellement sur notre capacité à vaincre ce rejet, beaucoup plus à mon avis que sur l'élaboration de lois et la mise en place d'institutions.
Quand on voit que beaucoup de nos concitoyens sont prêts à sacrifier tout ce qui a été patiemment construit depuis la Révolution, qu'ils y voient même la raison, ou l'une des raisons de leurs déboires, on se demande s'il ne faut pas se pencher sur cette question qu'on pourrait appeler d'incompatibilité organique. Loin de tout discours de désolation.
Comment en vient-on à haïr la démocratie et pourquoi, plus que d’autres, sommes-nous concernés par ce mal ?
P.S : Ceux qui trouveraient ces considérations intellectuelles inopportunes doivent se rappeler qu'il suffit de passer son chemin pour trouver son bonheur un peu plus loin.