La visite d’une délégation américaine porteuse, comme au temps jadis, d’un message écrit du président Joe Biden au président Kaïs Saied a réveillé la fibre patriotique de certains de nos concitoyens, jaloux de la souveraineté du pays, souvent en vertu de doctrines d’inspiration nationaliste et socialiste – sans qu’il soit permis bien sûr d’accoler ces deux références, en faisant preuve ainsi de mauvais esprit.
Les Etats-Unis sont accusés de vouloir imposer à la Tunisie un modèle de démocratie à la sauce islamiste que les Tunisiens auraient vomi. Ils ignoreraient la réalité de la faillite à laquelle nous a menés ce modèle, mais ils seraient manœuvrés habilement par nos nahdhaouis, passés maîtres apparemment en lobbying, grâce à leurs réseaux dans les capitales occidentales… Ces incompétents notoires auraient quand même eu la capacité de mener par le bout du nez, pour ainsi dire, l’administration de la plus grande puissance mondiale. Et ce malgré l’existence d’une ambassade américaine sur notre sol qui, si l’on en juge par la taille de ses bâtiments et le nombre des véhicules qui occupent ses parkings en semaine, devrait pouvoir fournir Washington en informations exhaustives et fiables sur ce qui se passe en Tunisie.
Quoi qu’il en soit de ces supputations au sujet du pouvoir d’influence d’Ennahdha sur la politique américaine, il faudrait rappeler aux esprits étourdis que la chaleur a sans doute un peu malmenés qu’il n’y a rien de très extraordinaire à ce que la diplomatie américaine fasse des mises au point du type de celles qu’elle a faites à l’adresse de notre président.
Aux yeux mêmes des citoyens américains qui suivent l’actualité internationale, c’est le silence qui aurait été hautement incompréhensible au vu des informations qui leur sont parvenues à la suite des décisions présidentielles du 25 juillet. Car il aurait pris la forme d’un blanc-seing accordé à ce qui se présente de loin, en tout cas, comme un putsch ou, tout au moins, un début de putsch.
D’autre part, et sans du tout faire l’apologie de la politique américaine, il convient de rétablir des nuances là où un certain discours de notre intelligentsia s’acharne à créer l’amalgame : il est vrai que dans un passé lointain la politique américaine a joué la carte d’un islam radical comme arme contre ses ennemis. Elle l’a fait en particulier en Afghanistan du temps du conflit avec l’empire soviétique, et de façon plus générale comme moyen de contrer partout dans le monde musulman l’avancée d’un courant de gauche qui pouvait servir de tête de pont aux soviets.
Mais cette politique a beaucoup évolué depuis. Et le coup du 11 septembre 2001 a marqué de ce point de vue un tournant. L’islam politique est désormais l’ennemi, avec cette conviction cependant que c’est par lui-même qu’il peut être vaincu, et non autrement. Ce qui signifie que pour venir à bout de la menace terroriste de l’islam politique – dont personne n’est désormais épargné dans le vaste monde – il est impératif que l’homme de sensibilité islamique prenne part à l’aventure du pouvoir dans les pays de tradition musulmane et qu’il ne soit plus maintenu dans les marécages d’une existence marginale et propice à tous les projets revanchards.
C’est ainsi qu’en poussant dans le sens d’une démocratie qui associe « l’islamisant » à l’expérience du pouvoir, la politique américaine ne cherche pas à livrer nos pays à une pensée rétrograde, comme on cherche à le faire croire selon une logique assez stupide. Elle cherche bien plutôt à susciter ou à promouvoir chez le citoyen de tendance islamiste un profil politique nouveau, qui n’est plus de défiance à l’égard du monde et de sa modernité « mécréante » et qui, de plus, se donne le pouvoir d’attirer dans son sillage le camarade qui serait tenté par l’aventure de l’islam radical.
En refusant de tenir compte de cette évolution majeure de la diplomatie américaine, beaucoup de nos intellectuels modernistes égarent les esprits plus qu’ils ne les éclairent. De plus, ils tentent de nous engager dans une expérience de gestion de la menace terroriste qui a fait la preuve de son échec dans le passé et qui est désormais désavouée par le monde entier, bien au-delà des Américains et de leur diplomatie : celle de l’exclusion et de la persécution.