Le président Kaïs Saied vient d'abattre une carte maîtresse. Il a nommé un chef de gouvernement, qui est une femme, qui est loin du monde politique, loin aussi du monde des affaires et qui est une femme de dossiers et compétente dans ce domaine. C'est aussi une femme qui est très à l'aise dans la langue française, et probablement beaucoup moins en langue arabe.
Ces éléments ne changent rien à une difficulté de base qui est attachée aujourd'hui à cette fonction, et à toute fonction de responsabilité politique dans le contexte de l'après 25 juillet et de l'après décret 117 : celle d'avaliser une situation de confiscation du pouvoir par un seul et de se mettre en infraction flagrante par rapport aux dispositions de la Constitution de 2014.
Accepter un poste de responsabilité sous cet ordre nouveau, c'est en effet se rendre complice d'une action politique dont on a vu qu'elle suscite l'alarme bien au-delà du camp de tous ceux qui appellent chez nous au retour du Parlement. Puisque l'inquiétude reste vive dans la plupart des chancelleries occidentales en ce qui concerne le sort de notre jeune démocratie.
Bien sûr, la manière dont l’étranger interprète les événements chez nous n’est pas un détail anodin si on considère l’état de nos finances, notre endettement envers les institutions internationales et, enfin, le besoin que nous pouvons avoir dans l’avenir de ces mêmes institutions dans la perspective d’une éventuelle relance de la machine économique qui, à son tour, permettra de procurer de l’emploi à nos jeunes concitoyens qui en manquent cruellement.
Beaucoup d’analyses facebookiennes partent de cette considération pour suggérer d’ailleurs que la décision du président vise essentiellement à amadouer les institutions internationales et à calmer les inquiétudes des chancelleries. Sous-entendu : afin de ne rien lâcher sur le fond, c’est-à-dire sur l’action de prédation universelle sur tout le corps de l’Etat dont il s’est rendu coupable (ou, selon une autre version, dont il a eu l'audace et le mérite).
Bien sûr, si telle était l’intention de Kaïs Saied, cela voudrait dire que la chef de gouvernement désignée se prêterait à un triste jeu ou, pour le dire autrement : elle qui est une femme de dossier, elle engagerait très mal le dossier de son entrée sur la scène politique. C’est bien sûr une possibilité qu’on ne peut exclure, mais je ne miserais pas sur l’argument de la naïveté, ni sur celui de l’aveuglement, pour défendre la thèse selon laquelle elle serait en train de se faire rouler dans la farine du président.
Toute la difficulté dans l’interprétation du jeu de Kaïs Saied, à travers cette carte qu’il vient d’abattre, surgit à partir du moment où on accepte l’idée que cette femme qu’il a nommée, Najla Bouden, pourrait très bien n’avoir accepté la proposition qui lui a été faite, dans les conditions particulières en lesquelles elle lui a été faite, que parce que cette proposition s’accorde malgré tout avec son propre projet. Qu’elle représente même une opportunité d’action en dehors de tout le parcours d’obstacles dont l’ancien système a transformé la moindre tentative de réforme, et que cette opportunité est à saisir : qu’il n’est pas permis de la laisser passer.
Autrement dit, et pour reprendre la difficulté du début : on peut supposer que l’intéressée ne sera qu’une marionnette entre les mains d’un président tout puissant. Qu’elle n’aura que peu de marge de manœuvre pour faire ce qu’elle veut, tout en prenant part à une opération qui lui porte atteinte moralement.
Mais on peut supposer aussi que cette omnipotence du président est précisément ce dont elle a besoin pour réaliser ce qu’elle souhaite réaliser à l’abri de toutes les complications que l’ancien système est capable d’opposer dès qu’il se sent menacé dans sa pérennité. Et que ce qu’elle souhaite réaliser a la légitimité de tout projet marqué du sceau féminin, qui échappe au rapport de forces et aux rivalités entre conceptions. Parce que le projet relèverait ici d’une figure de… l’enfantement ! L’honnêteté intellectuelle voudrait en tout cas qu’on maintienne les deux hypothèses, parce qu’aucune n’est en position d’éliminer l’autre.
Ce sont les jours et les semaines qui viennent qui nous diront laquelle des deux hypothèses l’emporte sur l’autre. Nous le verrons bientôt avec le profil du gouvernement au complet, et nous le verrons à la façon dont Mme Bouden assumera – ou non - son rôle de chef de gouvernement sous l’œil tutélaire de Carthage.
Il est clair qu’ayant admis la possibilité qu’il y ait là une opportunité historique, non seulement pour la chef de gouvernement désignée, mais aussi pour la Tunisie tout entière, tout ce qui pourrait survenir et qui affaiblirait cette possibilité renforcerait automatiquement la thèse du vertige autocratique, sans laisser le moindre doute à ceux qui éprouvent encore des scrupules face à l’obligation de s’élancer au secours de notre démocratie.