Karl Polanyi (1886-1964), était l’auteur de La Grande Transformation, l’un des livres les plus importants du XXe siècle. Il a comme sous-titre, « Les origines politiques et économiques de notre temps ». Dans ce livre, Polanyi analyse la nature du capitalisme. Bien qu’il fût un grand économiste, historien et anthropologue, sa formation universitaire était juridique et il a traversé toutes ces disciplines avec une rare agilité et une absence de contraintes.
Polanyi a diagnostiqué l’exceptionnalité du capitalisme dans l’histoire humaine. Un système qui soumettait la politique, la religion et les relations sociales à l’économie, créant ainsi de telles ruptures et faillites sociales, ce qui était quelque chose sans précédent.
« Que ce soit dans l’ancienne cité-État, l’empire despotique, la féodalité, la vie urbaine du XIIIe siècle, le régime mercantile du XVIe siècle ou la régulation du XVIIIe siècle, invariablement le système économique se trouve inséré dans le social (…) A aucun moment avant le deuxième quart du XIXe siècle les marchés étaient plus qu’un élément subalterne de la société » Traduction non officielle
Ceci, il l’a écrit dans un éclairant et bref article de 1947 intitulé, « Our Obsolete Market Mentality » (La mentalité de marché est obsolète) qui me semble la meilleure introduction à son travail.
Cette Grande Transformation l’a conduit à étudier non seulement la genèse du capitalisme et de la révolution industrielle en Angleterre, avec le processus de privatisation des terres communales et la dépossession des anciens paysans transformés en parias par elle, l’histoire économique elle-même, mais aussi l’anthropologie, à l’aune de l’observation du fonctionnement des sociétés précapitalistes menée par Bronislaw Malinowski et Richard Thurnwald.
C’est ainsi qu’il conclut que « l’habitude de considérer les 10 000 dernières années et l’ensemble des sociétés primitives comme un simple prélude à la véritable histoire de notre civilisation, commencée approximativement avec la publication de La Richesse des Nations en 1776, est pour le moins obsolète.’ Comme le cinéaste Werner Herzog (dans La grotte des rêves perdus ) ou le peintre Miquel Barceló devant les magnifiques peintures rupestres de la grotte Chauvet, l’étude des sociétés primitives laisse Polanyi face à l’évidence de « l’immuabilité de l’homme en tant qu’être social ».
Le capitalisme ronge la société en introduisant sa logique du profit dans des domaines qui étaient humains précisément parce qu’ils étaient régis par d’autres logiques, mais – et c’est ici la grande anticipation de Polanyi qui a tant inspiré et inspire l’environnementalisme - ronge aussi l’environnement physique, considérant la nature comme une marchandise.
« Si l’industrialisation ne veut pas éteindre l’humanité, elle doit se subordonner aux exigences de la nature humaine. La vraie critique de la société de marché ne consiste pas dans le fait qu’elle est basée sur l’économie - en un sens, toute société doit avoir un tel fondement - mais que son économie est basée sur l’intérêt personnel. Une telle organisation est tout à fait contre nature, au sens strictement empirique de l’exceptionnel. » Traduction non officielle
La Grande Transformation a été publiée en 1944, la même année où Friedrich Hayek, le célèbre promoteur du libéralisme de marché, a publié son (The Road to Serfdom) [La route de la servitude] qui, quatre décennies plus tard, inspirerait à la fois les conceptions de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et plus tard les fanatiques pleins d’illusion du marché polonais et russe comme Leszek Balcerowicz et Yegor Gaidar.
Polanyi avait alors exprimé des espoirs dans le New Deal de Roosevelt, dans ce qu’il avait de la reprise des rênes économiques par la puissance publique au détriment des marchés. Hayek, pour sa part, a prédit que le New Deal était la voie sûre vers la ruine économique et l’établissement d’un régime « totalitaire » aux États-Unis. Près de quatre-vingts ans plus tard, la montée en puissance et réussie de la Chine, dont la clé est précisément le contrôle étatique ferme du processus, et la conversion des États-Unis en un régime sévère qui étrangle la république dans l’ordre interne et impose militairement sa volonté impériale dans l’ordre extérieur sous la bannière de la liberté du marché, il a plus que résolu la controverse.
Dans une note privée qu’il a écrite en 1960, quatre ans avant sa mort, notre critique du capitalisme a écrit à sa fille une phrase d’une profondeur impressionnante qui rappelle les réflexions de mon bon ami et professeur Aurelio Martins (1939-2009), auteur d’un livre-monument méconnu intitulé Siete madrugadas inmersas en el oficio de vivir humanamente (Éditorial Estrella, 2021). Il disait ainsi :
« L’homme doit apprendre trois réalités : vivre avec la réalité de la mort, combler le vide avec la persistance de l’accomplissement ; vivre avec la réalité du moi intérieur afin de conquérir le monde de l’esprit pour en faire sa demeure et acquérir la plénitude de la vie ; et apprendre la réalité révélée de la société, instrument à la fois de restriction et de liberté. »
Polanyi était un homme de gauche et un socialiste, mais ses hypothèses étaient étonnamment libres des déterminismes politiques et doctrinaux en vigueur à son époque. Il en est ainsi de sa définition du socialisme comme « la tendance inhérente à une civilisation industrielle de transcender le marché autorégulé en le subordonnant consciemment à une société démocratique ». Cette définition, tout à fait actuelle et dont le deuxième aspect est la question en suspens du système chinois, doit être comparée à cette conception néolibérale éculée de la Marktkonforme Demokratie, qui laisse son auteur, l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel, dans une si mauvaise position, et qui veut dire exactement le contraire : la démocratie doit se conformer au marché. Il n’y a pas de concept qui résume mieux la misère actuelle de l’Union européenne.
Après avoir diagnostiqué la genèse et la nature du capitalisme, Karl Polanyi a radiographié la situation mondiale. C’est le deuxième volet de la brochure maintenant publiée par la maison d’édition Virus et intitulée Europa en Descomposición .
En 1937, parler de « l’Europe d’aujourd’hui », c’était parler du monde. Dans sa revue exhaustive des relations internationales, Polanyi évoque à peine, au-delà du Japon et de l’Abyssinie, le monde non occidental. La raison est évidente : à la veille de la Seconde Guerre mondiale, presque tout se tramait dans les tensions entre puissances européennes. Comme le panorama d’aujourd’hui est différent, alors que la tension internationale n’a pas tant à voir, comme on dit, avec la « montée de nouveaux acteurs », dont la Chine est la première, mais davantage avec la réaction occidentale à cette montée.
L’univers que nous appelons « mondialisation » était, entre autres, synonyme de la domination occidentale/anglo-saxonne du monde, et principalement des États-Unis et de ses entreprises. Lorsqu’en 2001, après quinze ans de négociations, la Chine a décidé de s’intégrer officiellement dans la mondialisation à toutes fins utiles avec son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le scénario implicite du bon sens occidental était la conversion du pays en un espace subordonné de plus.
A moyen terme, la transformation de son régime politique était prévue et son remplacement par quelque chose de beaucoup moins souverain et autonome dans son comportement que le gouvernement actuel du Parti Communiste. Il n’était pas prévu qu’en agissant sur un terrain de jeu étranger à soi conçu pour sa soumission, la Chine serait en mesure de se renforcer, de sortir sa population de la pauvreté, de presque doubler sa moyenne d’espérance de vie (de 43 à 76 ans entre 1960 et 2018), d’atteindre la quasi-totalité de l’alphabétisation (65% en 1982, 96% en 2018), de consolider son régime politique et de générer en conséquence un pouvoir qui introduit des doutes et des inquiétudes quant à l’avenir de la domination occidentalo-étasunienne.
Dans un commentaire de décembre 2001, nous avons déjà constaté que la situation était beaucoup moins claire que celle suggérée par le Comming collapse of China. L’effondrement imminent de la Chine (2001), prêchée par Gordon G. Chang dans son célèbre best-seller de 2001 :
« L’entrée dans l’OMC -nous avons dit- cela ne signifie pas que la Chine sera laissée à la main invisible et aux fluctuations du libre-échange. L’entité même de la Chine et de son économie donnera beaucoup de marge pour traduire en chinois cette entrée et ne pas faire du pays un esclave de l’OMC et de ses règles. D’une manière ou d’une autre, l’OMC est entrée en Chine avant-hier, ou du moins il pourrait y avoir un mouvement dans les deux sens ».
Vingt ans après, après une série de crises du capitalisme financier - suivies d’une pandémie - que la Chine a su mieux gouverner que l’Occident, un commentateur étasunien bien connu, Fareed Zakaria, de CNN, a exprimé à la stupéfaction générale : la stratégie (lire, la stratégie de vassalisation de la Chine) a produit des complications et des complexités qui ont conduit à une Chine plus puissante ne répondant pas aux attentes « occidentales ».
Quoi qu’il en soit, et au-delà de l’assiduité au travail de la population chinoise et de la qualité de son leadership politique, quelle a été la clé du succès chinois ? Sans aucun doute, tout part du contrôle étatique de l’économie. Après plusieurs décennies de réforme du marché, 30% de l’économie chinoise est aux mains de l’Etat (et en hausse) contre 10% des puissances occidentales. Une gestion habile de ce contrôle a empêché la conquête planifiée de la Chine par le capital financier international, axé sur le profit privé extra-rapide basé sur la génération de dettes et la destruction de l’économie réelle, précisément ce qui s’est passé en Russie et ce dont elle n’a pas encore pu se débarrasser.
La stricte subordination à la puissance publique du secteur financier chinois, beaucoup plus axé sur l’économie productive, et la soumission des magnats et super-millionnaires à l’autorité du Parti communiste, a permis à la Chine de maintenir ce qu’on connaissait en Occident comme le capitalisme industriel et a permis la prospérité et le développement en son temps : les investissements productifs.
Comme l’a dit Michael Hudson, « Les banques chinoises ne prêtent pas d’argent pour les mêmes raisons que les banques des Etats-Unis ». Les unes sont tournées vers l’économie productive, pour construire des usines et des centres de recherche et développement, des infrastructures, etc., les autres au profit des rentiers et de l’économie casino. En même temps, tout cela offre au système chinois une capacité de planification à vingt et trente ans, inconnue en Occident.
Cette capacité est fondamentale pour les défis du 21ème siècle (réchauffement climatique, contrôle démographique, désarmement et inégalités sociales et territoriales), qui ne peuvent être résolus sans une action internationale concertée et planifiée. Si à tout cela on ajoute l’inexistence en Chine d’un complexe militaro-industriel comme celui des États-Unis, qui est pleinement implanté dans les institutions, contre lequel on ne peut gouverner et qui alimente des guerres impériales criminelles [et sans fin] qui entraînent des dépenses extraordinaires (3 milliards dollars ces dernières années, selon les mots de l’ancien président Jimmy Carter, 2019), l’affaire a peu de secrets.
Dans tous les cas, les tensions d’aujourd’hui sont la réponse à cette surprise et la réaction rappelle celle d’un tricheur qui constate qu’il peut perdre la partie, tout en jouant sur son terrain et avec des cartes truquées : il donne un coup de pied à la table et dégaine le pistolet. L’actuelle réaction des États-Unis est indubitablement guerrière, de même qu’étaient guerriers les pas et les tâtonnements préalables à la Deuxième Guerre mondiale de cette Allemagne hitlérienne en 1937 décrits par Polanyi.
Après la désastreuse et criminelle parenthèse que l’on avait baptisée « guerre contre le terrorisme », le soi-disant « Pivot vers l’Asie » du président Obama (le transfert aux frontières de la Chine de l’essentiel de la capacité militaire aéronavale des États-Unis), l’exacerbation artificielle des tensions à propos de Taïwan et en mer de Chine méridionale, ainsi que les nouvelles sanctions et barrières commerciales de ses successeurs à la Maison Blanche, résument cette réponse. Au niveau des idées, de nouvelles doctrines académiques insensées sont générées, visant à justifier ce bellicisme comme le soi-disant « piège de Thucydide ».
Thucydide était un écrivain grec du 5ème siècle avant JC qui a écrit Les guerres du Péloponnèse . Dans ce texte, il explique qu’après la victoire d’Athènes sur les Perses à Salamine, Sparte a estimé qu’ils pouvaient arracher leur domination hégémonique dans la région, ce qui a conduit à une guerre de près de trente ans qui a épuisé les deux prétendants. Graham Allison, professeur à la Harvard Kennedy School, a popularisé la thèse de ce « piège de Thucydide », c’est-à-dire de l’inéluctabilité de la guerre lorsque apparaît une puissance émergente qui met le pouvoir hégémonique en insécurité.
Historiquement, la guerre était la procédure pour résoudre les impulsions pour le pouvoir et les ressources, ainsi que pour résoudre les grands défis entre les puissances. Le problème est que la différence entre le XXIe siècle et le V avant JC est la capacité humaine actuelle à détruire toute vie sur la planète grâce aux progrès et à l’extraordinaire prolifération des armes de destruction massive.
Nous avons environ 13 000 têtes nucléaires actuellement et une guerre nucléaire, même si elle était limitée à deux petites puissances comme l’Inde et le Pakistan, ferait un tel nombre de victimes et un tel blocage de l’agriculture et une tel famine mondiale (il existe des études spécifiques à ce sujet) que seul le terme « démence » permet d’aborder la question.
La mentalité de domination européenne et étasunienne du monde, gravée dans la conscience occidentale depuis la révolution industrielle et le colonialisme, c’est que la puissance mondiale équivaut à l’assujettissement de l’autre. Cette mentalité primitive, aujourd’hui totalement inutile, est ce qui rend terrifiante pour ceux qui y souscrivent, toute perspective de montée en puissance de puissances émergentes qui auparavant ne comptaient pour rien.
Le « Piège de Thucydide » est un paradigme insensé et inapplicable, car le monde d’aujourd’hui a besoin d’une action concertée, comme jamais auparavant, pour s’attaquer aux problèmes mondiaux, mais la mentalité est toujours là ancrée. Ma perception - et l’expérience des violences militaires catastrophiques de ces dernières années, de l’Afghanistan à la Libye, le confirme - est que ce problème, le problème de la contradiction entre la situation objective du monde et les mentalités qui le régissent, est particulièrement aigu en Occident et surtout aux États-Unis d’Amérique.
La combinaison du militarisme structurel de son économie, l’absence de défaites militaires sur son territoire, une prédisposition réputée à la violence dès sa formation même en tant qu’État, et l’absence totale d’expériences directes et dans sa chair de la souffrance humaine de la guerre, rendent aujourd’hui particulièrement dangereuse la réaction des États-Unis à leur déclin relatif en tant que puissance hégémonique. C’est dans le cadre de ce risque belliciste qu’il faut s’interroger sur le rôle de l’Union Européenne.
L’Europe a ratée son train après la fin de la guerre froide. Elle n’a pas pu endosser le schéma de sécurité continentale intégré proposé par Mikhaïl Gorbatchev comme alternative à la division du continent en deux blocs et de l’Allemagne en deux États, schéma qui a été souscrit par les puissances (dont les États-Unis) lors de la Conférence de Paris de l’OSCE en novembre 1990. La vieille idée du Général de Gaulle d’une Europe intégrée « de Lisbonne à l’Oural » a reçu une opportunité en or avec Gorbatchev, qui l’a étendue jusqu’à Vladivostok. Alors que le potentiel économique de l’UE représentait 30% du PIB mondial, il pèse aujourd’hui 16,7%. Pendant ce temps, la Chine a changé ses 2,3% des années 1980 à ses 17,8% actuels. Comme Mikhaïl Gorbatchev l’a dit aux dirigeants est-allemands en 1989, « la vie punit ceux qui sont en retard ».
A la place de ce train qu’on a laissé échapper, les États-Unis ont imposé la continuité de la division continentale, en maintenant leur bloc militaire et en l’étendant de manière provocatrice et sans complexes sur les territoires de l’ex-URSS frontaliers de la Russie afin de préserver leur objectif stratégique d’empêcher la formation d’un pôle européen, souverain et autonome, dans les relations internationales.
L’État est-allemand, la RDA, synthèse du socialisme et de dictature, n’a pas été unifié en une nouvelle Allemagne, mais a été annexé à l’ancienne République Fédérale, synthèse de la démocratie et du capitalisme créée par les anciens nazis et leurs parrains occupants alliés en période d’après-guerre. La nouvelle génération politique qui en résulta en Allemagne se débarrassa de l’anti-guerre, du complexe de culpabilité et de la volonté de bonnes relations avec la Russie, qui étaient le meilleur héritage de la social-démocratie allemande de Willy Brandt et du 68 allemand. Certains nouveaux partenaires d’Europe de l’Est pleins de ressentiment contre l’ancien régime soviétique, comme la Pologne et les républiques baltes, ont trouvé dans l’alignement à la stratégie européenne de Washington leur meilleur instrument pour influencer Bruxelles.
Retirés de la scène politique Mikhaïl Gorbatchev par deux coups d’État, celui d’août 1991 et celui de la dissolution conspiratrice de l’URSS en décembre de la même année, les spectacles que l’élite russe offrait dans les années 90 en ouvrant la porte du capital financier à l’enrichissement d’eux-mêmes et prenant d’assaut le patrimoine national au prix de la ruine générale du pays, n’a certainement pas aidé leur perception à l’étranger comme partenaire d’avenir. Mais, après ces années, ce qui a vraiment déterminé l’impuissance de l’Union Européenne, ce sont ses propres contradictions internes.
Comme cela est arrivé dans le passé avec la Société des Nations, la nature de ses relations internes va à l’encontre de l’objectif. Peu importe à quel point la nécessité et l’utilité de l’existence d’un forum mondial des nations pour prévenir les catastrophes étaient évidentes à l’époque - ou peu importe à quel point il est commode aujourd’hui de comprendre et d’intégrer l’arrivée aux puissances moindres du continent le plus belliqueux du monde pour modérer et dire quelque chose dans la sphère internationale - les objectifs doivent avoir certaines conditions pour être viables.
Comme la Société des Nations à son époque, un club de nations européennes dans lequel ses membres n’ont pas une position égale - indépendamment du poids et de la taille différents et plus importants que possèdent évidemment les pays les plus grands - conduit à la tutelle des uns sur les autres et à l’inégalité de fait des droits et des revenus, et supprime donc toute perspective de cohésion et de nivellement.
Entre 2009 et 2018, l’économie des pays du nord de la zone euro a progressé de 37,2 % dans son ensemble, tandis que celles du sud n’ont progressé que de 14,6 %. Si à cela s’ajoute le schéma néolibéral de sa conception interne et de son organisation, soumis aux conceptions du capital financier, dans lesquelles des organismes non élus comme la Banque Centrale Européenne (BCE), l’Eurogroupe ou la Commission Européenne, sans parler de l’OTAN, commandent plus que toute institution élue. Le résultat pour le peu de souveraineté populaire que contiennent les différents États est dévastateur. L’enchevêtrement colossal d’un club européen inégal avec une monnaie commune qui est un corset à toute souveraineté économique, condamne l’Union Européenne à la division interne et à aiguises ses tendances à la désintégration.
C’est au sein de cette Union européenne réellement existante dans laquelle la finance internationale, les lobbies des grandes entreprises, l’OTAN ou le milieu allemand des exportations commandent bien plus que n’importe quel État sur les questions fondamentales de l’économie et des politiques étrangères et de sécurité, où sera décidée l’actuelle invitation à se joindre au conflit contre la Chine et le monde émergent que proclame les États-Unis à la recherche de soutien. Cela ne serait pas une affaire compliquée pour Washington si la Chine n’était pas devenue, depuis 2020, le premier partenaire économique de l’UE qui, pour le moment, résout ses contradictions en politique étrangère avec une franche schizophrénie : elle rejoint l’artificielle « nouvelle guerre froide » avec la Russie, sans rompre le lien énergétique avec Moscou, si important pour l’Allemagne, tout en déclarant la Chine « partenaire, concurrent et rival systémique ».
Pour l’effet de son hypothèque sur la politique étrangère et la sécurité, Il est évident que plus Bruxelles voudra faire avancer sa relation avec Pékin, plus sa relation avec Washington en souffrira et les divisions à ce sujet s’accentueront au sein de l’UE où les Etats-Unis ont des chevaux de Troie très actifs.
A l’image de la Société des Nations dans les années 30 dans son rôle face à l’invasion italienne de l’Abyssinie, à la guerre civile espagnole ou à l’occupation japonaise de la Chine, l’insignifiance dans la sphère internationale a alterné avec le rôle de « shérif adjoint" » dans l’armée, c’est le scénario le plus plausible pour l’Union européenne. Insignifiance dans la genèse d’un conflit mondial de l’Occident contre les puissances émergentes et dans un monde qui, même sans tensions guerrières, a déjà suffisamment d’urgences existentielles à gérer pour éviter une catastrophe mondiale. Ce sont, sans aucun doute, de grands mots.
Lorsque Polanyi a radiographié la situation mondiale, l’Europe était sur la bonne voie pour la Seconde Guerre mondiale. Cette guerre fut si destructrice et meurtrière que la seule conclusion raisonnable qui pouvait en être tirée fut quelque chose d’aussi fondamental que de travailler pour l’abolition pure et simple de la guerre. L’auteur lui-même évoque les questions du référendum britannique de 1934/1935 (le Peace Ballot) qui sonnent aujourd’hui comme une musique céleste pour leur bon sens : Etes-vous favorable à une abolition générale de l’armée et de la marine nationales par accord international ? (Oui, 9,5 millions, Non 1,6 million) et, La fabrication et la vente d’armes à des fins privées devraient-elles être interdites par un accord international ? (Oui 10,4 millions, Non 0,7 million).
Au lieu de retrouver ce bon sens, si clair pour la plus grande partie de l’humanité après la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants des grandes puissances ont suivi la voie entamée par les États-Unis avec la dissuasion nucléaire. Ils ont suivi la bombe H, le bombardier et le sous-marin nucléaire stratégique, les missiles intercontinentaux, leur sophistication à têtes multiples, les armes nucléaires tactiques, la militarisation de l’espace, l’avion invisible, les arsenaux chimiques et bactériologiques et autres inventions insensées. Ce qui devait être une garantie contre la guerre -et accessoirement une garantie de l’hégémonie militaire absolue de Washington- est devenu un risque de consommation généralisée qui met en danger la vie sur la planète.
La remise en cause de cette logique, à la clé du référendum britannique de 1934/1935, était précisément ce qui expliquait l’immense popularité de Gorbatchev lorsqu’il proposa à la fin des années 80 le désarmement nucléaire total. Comme l’écrivait Polanyi en 1937 à la veille de la catastrophe, « un système de sécurité collective reste le seul espoir ». Le bon sens et l’instinct de survie de l’humanité sont toujours là. Il ne reste plus qu’à les transformer en action.