Son auteur est une philosophe américaine qui expliquait que la littérature constitue un outil indispensable pour l’apprentissage du droit. Or ce texte s’inscrivait manifestement dans le prolongement de travaux consacrés à la tragédie, qui insistaient sur la notion d’empathie dans la relation au héros tragique… C’est en suivant ce même fil que l’on débouche sur le thème, plus récent et très actuel, « d’émotions démocratiques» … En compagnie de nos trois protagonistes : le philosophe, le poète et le médecin.
Md : Nous parlons de tragédie depuis plusieurs semaines… C’est ce que j’ai dit à ma femme qui me demandait ce que nous faisions de nos rencontres. La chose l’a étonnée. Sans le dire de façon directe, elle m’a fait comprendre par sa mine qu’elle trouvait que nous avions mieux à faire. Et j’avoue que son scepticisme m’a contaminé : à quoi ça rime, finalement, de consacrer nos rencontres à débattre de ce thème ? D’autant que le pays traverse une crise politique qui se prête à de macabres scénarios.
Nous sommes comme ces joueurs d’échecs dont parle le cinéaste indien Satyajit Ray : tandis que l’armée coloniale de l’empire britannique poursuit son avancée et menace de s’emparer des terres et d’abolir la souveraineté des hommes qui les ont cultivées, les deux personnages héros du film, des notables importants de la société indienne, s’abandonnent d’autant plus à leur jeu dans la pénombre d’une des pièces d’un palais.
Ph : C’est probablement ce qu’ils avaient de mieux à faire. Les pays qui ont tenté de résister aux menées coloniales l’ont souvent payé cher pour un résultat maigre. Dans le cas de l’Inde, le pays s’est donné un destin national à travers ses luttes contre l’ordre britannique une fois que ce dernier s’est bien établi. Et il en est de même pour la plupart des pays qui ont connu la domination coloniale. Le succès d’une lutte, de toute lutte, dépend en grande partie du moment où elle est engagée. Or ce moment n’est pas nécessairement celui du premier contact. Il arrive qu’il faille attendre. De manière au moins, non seulement à connaître le secret de la supériorité de l’adversaire, mais aussi à se donner le moyen de détourner cette supériorité en sa faveur.
Pour ce qui est de la tragédie, je suis tenté pour sa défense d’appeler à la barre une autre femme, dont j’ai découvert l’existence il y a quelques années, et qui a cette caractéristique d’être une grande connaisseuse de la tragédie grecque et, dans le même temps, une défenseuse reconnue de la démocratie face aux tentations populistes. Ce qui laisse entendre que l’intérêt pour la tragédie, même quand il s’agit de tragédie grecque, ne signifie pas qu’on se détourne de l’actualité de notre monde. Cette femme, c’est la philosophe américaine Martha Nussbaum…
Po : Ce que cette Américaine pourrait avoir à nous dire sur le sujet viendra seulement s’ajouter à ce que nous en avons déjà dit nous-mêmes, quand nous avons souligné que la tragédie ouvrait la voie à l’expérience d’une fraternité universelle avec tous les hommes qui partageaient avec nous notre destin tragique en tant qu’hommes, en tant que mortels.
Son absence au sein de la tradition littéraire arabe est ce qui nous enferme dans notre culture : nous sommes les élus de Dieu et l’autre, qui n’est pas des nôtres, ne nous importe pas. Voilà ce que donne pour une société le fait d’avoir évacué l’expérience du tragique et de l’avoir remplacée par l’ordre théologique du salut : on rétrécit l’horizon du monde, on fait de soi un banlieusard pour qui rien n’existe et ne compte en dehors des limites de sa banlieue. Et j’ajouterais ce qui avait également été signalé, à savoir que l’athéisme de certains, ou plutôt l’athéisme ambiant, ne change rien à la donne : c’est toujours ce même modèle de société fermée qui est reconduit. Par simple sécularisation. Par substitution des « valeurs » aux anciens principes religieux, et de la réussite sociale au statut d’élu présumé.
Et l’une des raisons essentielles à cela, c’est que notre culture littéraire ne se libère pas : le fait que le genre tragique continue de nous être étranger, que nous n’en comprenons pas l’utilité ou que nous y voyons peut-être une forme de masochisme intellectuel, c’est un signe qui me paraît assez éloquent de la perpétuation de cette fermeture. Voilà pourquoi la question de la tragédie nous occupe et voilà pourquoi il est important qu’on en poursuive l’examen… L’affaire est tout sauf académique, de vaine érudition.
Ph : Vous remarquerez que la vocation de la démocratie, si on ne s’arrête pas à l’élément de ses mécanismes et de ses institutions, c’est de faire une place à l’autre et à sa différence. La philosophe américaine parle « d’émotions démocratiques », qu’elle oppose en particulier à la peur de l’autre et à sa stigmatisation. L’un de ses récents ouvrages s’appelle « La monarchie de la peur ». Il a été publié en 2018, après l’élection de Donald Trump…
Quelles sont ces émotions démocratiques sans lesquelles les démocraties risquent de connaître un processus de dégradation, comme c’est le cas aujourd’hui dans beaucoup de pays occidentaux ? Martha Nussbaum réhabilite cette vertu chère à Rousseau qu’est la compassion. Dans un ouvrage plus ancien, dont le titre est évocateur et devrait nous inspirer au regard de certains sujets que nous avons abordés en lien avec la folie —Poetic justice—, elle attire l’attention sur l’insuffisance d’une justice qui prétendrait être rendue en dehors de toute émotion.
Et met aussi en garde l’enseignement du droit contre une coupure avec le domaine de la littérature, en expliquant que la lecture de certains romans donne au futur magistrat cette capacité de pénétrer le monde de l’autre. Il n’y a pas de justice sans connaissance de l’autre homme dans sa singularité. Et cette connaissance, à son tour, ne peut advenir qu’à la faveur d’une « empathie », à laquelle la littérature forme. Ou disons une certaine littérature : car tout ne se vaut pas de ce point de vue.
Martha Nussbaum cite volontiers, à l’adresse de ses lecteurs anglophones, des auteurs comme Charles Dickens pour son David Copperfield ou Henry James pour son The turn of the screw. Mais Dostoïevski, dans Crime et châtiment, serait aussi une lecture à recommander vivement, je pense.
Md : Je crois comprendre où tu veux en venir : la tragédie serait comme l’ancêtre de cette littérature qui éduque l’âme à l’empathie, à travers la compassion éprouvée envers le héros tragique. N’est-ce pas ? Ce qui en ferait un outil pour la préservation de toute démocratie en général et, en particulier, pour la réussite de notre transition démocratique à nous, qui est en ce moment très à la peine, et livrée aux tentations du retour en arrière. Mais sur ce sujet de l’éducation à la justice dans les écoles de droit, une objection pourrait être soulevée : est-ce qu’on n’apprendrait pas aux jeunes étudiants à se laisser attendrir par les criminels aux dépens d’une certaine rigueur dans l’application de la loi, à travers ce détour par la littérature ?
Ph : Le risque est à prendre en considération. La philosophe américaine ne l’ignore pas, je crois. Elle invoque Stuart Mill et sa notion de «spectateur neutre». Être neutre ne dispense pas d’être spectateur : de s’ouvrir à la réalité singulière de l’individu à juger comme on pourrait le faire devant une œuvre d’art.
Il faut accepter de se placer dans ce lieu de tension entre la compréhension la plus large et la plus généreuse de l’autre homme, coupable dans notre cas d’un délit ou d’un crime, et l’obligation d’impartialité dans le jugement rendu en lien avec les actes qu’il a commis. Le bon juge est celui qui donne une tournure heureuse à la tension en question et qui maîtrise ce jeu d’équilibre entre les deux exigences.
Pour ce qui est de ce à quoi je veux en venir, tu as raison. Martha Nussbaum s’est fait connaître dans les années 80 par un texte qui s’intitulait : La fragilité du bien. Le sous-titre en était : Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques. Elle fait partie de ces spécialistes de la pensée antique qui vont insister sur la portée éthique de la tragédie grecque, en rappelant le lien que fait Aristote lui-même entre la vertu de l’homme prudent et le héros tragique en action.
Or, du point de vue d’Aristote, la pratique de la vertu est essentiellement à placer dans le monde humain, qui est un monde livré au hasard, à la fortune. En ce sens que les événements qui y surviennent ne peuvent jamais être entièrement prévus en vertu d’une quelconque nécessité. L’homme vertueux ne doit pas se contenter de vouloir le bien, ou ce qu’il appelle le «souverain bien» : il doit manœuvrer en fonction des contraintes dictées par le hasard pour faire triompher le bien concrètement.
Ce qui suppose une capacité de prévoir les différents scénarios du réel et une certaine sagacité à tirer parti de ce qui se présente. Or la tragédie nous met justement en présence de situations où l’imprévu dans la vie de l’homme révèle son visage le plus éprouvant. En un sens, le héros tragique représente l’homme prudent dont il est question dans l’Ethique à Nicomaque, mais mis dans des conditions extrêmes telles que le spectateur ne peut éprouver à son égard autre chose qu’un sentiment où se mêlent admiration et pitié.
Po : Et c’est pourquoi le théâtre tragique représente une éducation à l’empathie, au sens où l’entend la philosophe américaine…
Ph : Oui. Mais je dirais que le propos d’Aristote est d’insister sur la fonction du héros tragique, en tant qu’il tient lieu de norme éthique, étant donné que pour lui, et à la différence de Platon, il n’y a pas de modèle moral en dehors ou indépendamment de ce que donne à voir le héros «en action». L’action morale, ou vertueuse, est toujours une action mimétique, sans pour autant que son imitation soit servile.
Elle improvise elle-même mais en s’inspirant du modèle dynamique du héros tragique. Tandis que le propos de Martha Nussbaum est d’insister sur cette sorte d’ouverture de l’individu-spectateur au sort du héros, qui représente l’autre homme en général. Par la tragédie, s’opère une dilatation de l’âme à la faveur de laquelle l’autre se fait une place dans notre monde, parce qu’au préalable on est allé à la rencontre de son monde à lui, de ses souffrances et de sa vulnérabilité.
Md : Et c’est donc cette disposition à la compassion que l’on retrouve dans les «émotions démocratiques»… Mais pourquoi ne pas admettre que notre culture musulmane ne nous prodigue pas à sa façon cette éducation à l’empathie que la philosophe américaine reconnaît à la tragédie ? Les chrétiens aussi, d’ailleurs, verraient volontiers cette même disposition dans leur religion.
Ph : On ne peut complètement dénier à ces deux religions, et à d’autres non plus sans doute, une vocation à la compassion envers autrui. Mais ce que nous avons relevé dès nos toutes premières rencontres, c’est que le présupposé d’un au-delà —qu’il soit de récompense ou de châtiment— supprime à l’existence humaine son cadre tragique et, par conséquent, limite les raisons de la compassion. Si un homme juste meurt dans d’atroces souffrances et que je suis un bon croyant, je serais pour ainsi dire baigné dans la certitude qu’il ira droit au paradis. Par conséquent qu’il sera consolé de ses malheurs. Et cette pensée me dispensera d’avoir à le rejoindre mentalement dans son épreuve.
D’autre part, la compassion aura tendance à être dirigée vers les coreligionnaires, à l’exclusion des autres, qui sont perçus, de façon plus ou moins implicites, comme les réprouvés de Dieu : donc ceux à qui ils ne convient pas d’accorder sa compassion, sous peine d’aller contre les sentiments de Dieu à leur égard. Au contraire, il y a même un risque que la religion devienne le lieu de dispositions qui sont à l’opposé de l’empathie, parce qu’on s’y donne des raisons de trouver une satisfaction à la souffrance de l’autre, qui est l’hérétique, le mécréant, etc.
Sa souffrance n’est finalement qu’un avant-goût de l’enfer auquel il est destiné, et qui est son salaire mérité… Et c’est pourquoi les guerres de religions sont souvent parmi les plus brutales et les plus cruelles. On peut trouver ma description de la mentalité religieuse un peu moyenâgeuse. Et je ne prétends pas que tous les musulmans et tous les chrétiens se conduisent de cette façon. Mais rien ne dit que les évolutions apportées par nos époques modernes aient permis de rendre ces conduites vraiment caduques. Disons que là où elles le deviennent, il y a lieu de s’en réjouir. Mais que ce n’est pas du tout gagné. Et, par conséquent, la prétention des religions à être des écoles d’empathie est à prendre avec des pincettes.
Po : A prendre avec des pincettes : d’autant plus que c’est à cause de cette prétention que beaucoup de nos concitoyens cultivés se croient dispensés de fréquenter d’autres écoles d’empathie, qu’il s’agisse de la littérature tragique ou de certains romans du genre de ceux auxquels la philosophe américaine fait allusion. On se croit, tout à fait à tort, armés contre le risque de l’exclusion, de la xénophobie, du racisme… La vérité amère est qu’on reste des banlieusards de la culture, des retardataires de la vie intellectuelle, enfermés que nous sommes dans un monde aux frontières étriquées.
Md : Mon souci est de ne pas jeter l’enfant avec l’eau du bain. Je vous suis dans ce réquisitoire, mais je me demande s’il ne vise pas une déformation de la religion plutôt que la religion elle-même.
Ph : Qui va décider de ce qui est la religion dans sa pureté originelle et de ce qui en est la déformation ou la défiguration ? Et qui nous dit que ce que nous appelons déformation n’est pas la vraie version, et que cette pureté qu’on invoque comme étant à l’origine de la religion n’est pas tout simplement un mythe ?
Md : On ne peut prouver ni la chose ni son contraire. Mais peut-être pouvons-nous faire revivre en nous-mêmes la religion, de telle sorte qu’elle élargisse ses horizons en direction des autres hommes, et qu’elle nous pousse aussi à approfondir le regard que l’on porte sur eux à travers une attention à leurs souffrances et à leurs espérances : ce serait un exercice par lequel on s’éduquerait soi-même à l’empathie et par lequel, en même temps, on arracherait l’expérience religieuse à la triste politique du dédain envers autrui.
Po : Cet exercice n’aurait de sens que si, au préalable, on a eu l’audace d’Oreste lorsqu’il met fin à un régime inique dans la cité. Car, comme on dit : on ne met pas le vin nouveau dans les outres anciennes !
Md : Certes. Mais j’en connais beaucoup qui se contentent de jeter les outres anciennes sans se donner du vin nouveau. C’est toujours le même mauvais vin qu’ils remettent dans des outres nouvelles, ou prétendument telles.
Po : Je ne dirai pas le contraire. Mais il reste vrai aussi qu’en ayant le souci de préserver les outres anciennes, on prenne le risque que le vin nouveau qu’on y met reçoive le goût de l’ancien, jusqu’à finir par ne plus s’en distinguer du tout.
Ph : On a là, avec cette métaphore du vin et de l’outre, les deux facettes de l’échec en matière de réforme de la pensée religieuse : changer l’outre, ou l’emballage idéologique si on préfère, et garder l’ancien vin qui sent le mépris d’autrui —ce que font beaucoup de nos «modernistes»—, et changer le vin mais garder l’ancienne outre de la tradition — ce que font nos religieux de tendance réformiste, à qui on peut reprocher de faire les choses à moitié.
Md : Je dois vous avouer que c’est par esprit de provocation que je vous faisais part des sentiments de mon épouse au sujet de nos discussions sur la tragédie. Je sais mieux maintenant ce que je pourrais répondre à sa moue sceptique, et comment la convertir à l’idée de leur utilité… Mais une idée me vient tout à coup : quelle place faisons-nous à la conception nietzschéenne de la tragédie, dont on sait qu’elle accorde un primat à la dimension musicale du chœur, à ce que Nietzsche appelle la part «dionysienne» ? N’est-elle pas en opposition avec cette conception —éthique— de Martha Nussbaum ?
Ph : Après nous avoir appâtés en feignant le scepticisme de ta femme, tu nous tentes par une nouvelle réflexion issue de tes illuminations soudaines… Platon n’avait pas tort d’invoquer le médecin comme figure de celui qui peut mentir de façon vertueuse. Je pense pour ma part que cette question que tu nous poses a mûri dans ta cervelle plus longtemps que tu nous le dis. Mais elle est bonne, et il fallait qu’on y vienne tôt ou tard.